Source : SLATE
Le discours de peur véhiculé dans les années 1980 sur la maladie a laissé des traces, mais certains souhaitent désormais déconstruire les préjugés.
C’est un jour qui restera à jamais gravé dans son esprit. Yassin n’a alors que 23 ans quand il affronte l’un des moments les plus douloureux de sa vie. De retour d’un voyage en Thaïlande, le jeune homme réalise un dépistage pour le VIH. Le résultat tombe, le test se révèle positif. «J’ai cru qu’on m’annonçait ma peine de mort, raconte-t-il aujourd’hui. J’ignorais tout de cette maladie, j’étais naïf et un peu stupide, je pensais que j’allais perdre mes cheveux, mincir drastiquement, et périr à ma trentaine.»
Yassin est alors très peu éduqué sur la question. «Je ne faisais pas la distinction VIH/SIDA et je baignais toujours dans les clichés et les images horribles des films que j’ai pu voir plus jeune.» Le jeune homme broie du noir pendant quelques semaines, puis il commence alors à prendre particulièrement soin de santé: des séances de sport, une alimentation équilibrée. Et surtout, Yassin commence à balayer certains de ses propres préjugés. «J’ai vite compris que ma santé n’était, et ne sera jamais, altérée à cause du virus.» Le VIH est un virus, se savoir positif au VIH permet de le contrôler et d’éviter que ne se développe le SIDA.
Yassin a donc commencé à prendre un traitement, la trithérapie. De son propre aveu, sa vie a à peine changé. «Il suffisait d’une pilule à prendre tous les soirs pour vivre une vie tout à fait normale.» Ce qui changera du tout au tout, en revanche, c’est le regard que la société portera sur lui. «Il m’était totalement inconcevable de m’imaginer les violences auxquelles j’allais faire face durant mon parcours. Je ne savais rien de la sérophobie et du self-stigma lié au VIH. Cela peut se manifester de plein de façons différentes. La peur qu’un ami panique si t’utilises sa brosse à dent ou bois dans son verre. La peur que ton boss ou un collègue au taff découvre ton statut et te traite différemment. La peur de finir seul et de ne pas mériter l’amour qu’on mérite tous. La peur et le dégoût de soi-même, en fait.»
Faire évoluer les mentalités
Yassin décide donc de révéler publiquement sa situation auprès de ses 20.000 abonnés sur Instagram. Une manière pour lui de se protéger. «Cinq années après l’annonce de ma séroconversion, je vivais toujours avec cette angoisse permanente qu’on utilise mon statut pour me nuire, me faire chanter, ou m’insulter par rapport à ça. Cinq années plus tard, je me trouvais toujours dans la même position d’extrême vulnérabilité et je ne pouvais plus supporter cela. Je devais reprendre le contrôle d’une situation qui m’avait dépassé, j’ai réalisé que la seule façon de ne plus vivre avec ce “secret” était d’être le plus transparent possible et de le rendre public. Car ça n’en était pas un.»
Environ 173.000 personnes vivent avec le VIH en France. Mais comment expliquer que pour beaucoup d’entre elles, leur séropositivité soit encore vécue dans le secret? «L’expression de la sérophobie a explosé», insiste Fred Bladou, chargé de mission Nouvelles stratégies de Santé chez Aides. Il rappelle que le rejet s’exprime de manière décomplexée aujourd’hui, évoquant notamment les nombreux commentaires violents, devenus monnaie courante sur certaines applications de rencontre comme Grindr.
Le compte Instagram Seropos vs Grindr répertorie plusieurs de ces commentaires. Au-delà du manque de bienveillance qu’on y trouve, c’est aussi la méconnaissance qui est frappante. «On assiste à des formes de rejet extrêmement violentes. Dans la lutte contre le VIH, la prévention doit être incarnée.» D’après lui, il faudrait s’inspirer de certaines figures qui, dans les années 1980/1990, ont permis de faire évoluer les mentalités. «En 1991, l’annonce de la séropositivité de Magic Johnson, ce grand basketteur noir-américain, a vraiment changé quelque chose par exemple.» En France, ces années-là ont été notamment marquées par des moments de télévision, comme le baiser de Clémentine Célarié à un homme séropositif. Ou les actions coups de poing d’Act Up.
Mais à l’heure du numérique et des réseaux sociaux, quelles voix incarnent cette parole si nécessaire dans la lutte contre les préjugés? Plusieurs –hétérosexuelles– ont tenté d’incarner cette lutte, avec un discours visant à déconstruire des préjugés parfois bien ancrés dans les esprits. Dans son livre Positif, Camille Genton raconte la découverte de sa séropositivité. Lucie Hovhannessian est une autre figure, très jeune, qui a investi les plateaux de télévision et les réseaux sociaux.
Fred Bladou souligne justement l’importance d’axer la prévention sur internet: «Ouvrir la discussion sur les réseaux sociaux, c’est une excellente idée. Il faut absolument investir ces champs pour parler aux jeunes.» C’est ce qu’a fait Yassin, en révélant sa séropositivité. «Le problème avec ce virus, c’est qu’il manque cruellement de visibilité, de modèles. J’ai pris conscience que cette prise de parole, sur un réseau comme Instagram pouvait aider plein de gens qui n’ont pas encore trouvé la force en eux de faire leur coming out. Ce qui au départ était personnel et intime a finalement le pouvoir d’impacter positivement d’autres vies… J’avais sous-estimé la force d’une confession et d’un témoignage.»
Un combat contre les préjugés
Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Un sondage IFOP-BILENDI pour le Sidaction révèle qu’en France, en 2020, 29% des jeunes considèrent qu’il existe des médicaments pour guérir du SIDA (contre 13% en 2009). Dans le même temps, 15% pensent que le virus du SIDA peut se transmettre en embrassant une personne séropositive. Cette méconnaissance de la maladie serait aussi le résultat de méthodes de prévention qui manquent encore cruellement de nouveauté. «Tout ça est verrouillé par des vieux cons, s’emporte Fred Bladou. Si on veut que ça change, il faut absolument que toutes ces grandes questions qui concernent les jeunes soient présentes à l’école. On a besoin de pédagogie. C’est pas en se donnant bonne conscience en faisant deux flyers par an que ça va changer.»
Jesco, homosexuel de 27 ans, rejoint cet avis: «On ne m’a jamais appris à faire l’amour avec un mec. Et quand toute ta sexualité a été cachée, brimée, il peut se passer ce genre de choses, on peut prendre des risques. Ce qu’il faut questionner, c’est notre capacité à faire communauté et à s’entraider.» Depuis peu, il a commencé un nouveau traitement préventif, la Prep. Celui-ci n’a pas la même fonction que la trithérapie: il s’adresse aux personnes n’ayant pas contracté le virus. Ce médicament, remboursé en totalité par la Sécurité sociale, permet d’éviter la contamination dans quasiment 100% des cas. Sauf que là encore, les préjugés refont surface.
«J’ai publié une story sur Instagram pour annoncer que je prenais la Prep. Je pensais que les gens allaient me féliciter. Et, en fait, j’ai eu des discours anti-médicaments et des discours m’expliquant que j’avais une sexualité débridée.» Une fois de plus, c’est un combat contre les préjugés qui doit être mené dans la lutte contre le VIH. «Si demain, tu te fais vacciner du Covid, on dira de toi que tu es un citoyen responsable, explique Fred Bladou. Alors qu’avec le VIH, il y a toujours cette approche extrêmement morale.» Pour autant, Jesco est bien conscient de l’intérêt sanitaire de son geste: «Prendre la Prep, c’est tout simplement prendre soin de soi. J’ai rendez-vous dans un centre tous les trois mois pour un bilan de santé. On vérifie notamment toutes les IST à ce moment-là. Je n’ai jamais autant pris soin de ma santé sexuelle.»
Au Royaume-Uni, la Prep a donné des résultats spectaculaires. Les contaminations au VIH ont chuté de 71% chez les hommes gays et bisexuels entre 2012 et 2018, d’après les autorités sanitaires. Certaines villes françaises se sont inspirées de cet exemple. En matière de lutte contre le SIDA, la mairie de Paris fait partie des villes modèles. L’objectif annoncé d’Anne Hidalgo est de faire de Paris une ville sans SIDA. Concrètement, cela signifie qu’à partir de 2030, la ville espère ne plus devoir enregistrer de nouvelle contamination par le VIH. Paris a notamment mis en place des tests de dépistage du VIH, sans frais et sans ordonnance.
Des messages qui ont du mal à passer
Malgré la volonté politique de certains pays ou de certaines villes, la sexualité ou la situation de certains hommes gays –considérés comme un «public vunérable»– reste encore encore sujette à de multiples incompréhensions. Même au sein du corps médical. «Il m’est déjà arrivé de faire face à des paroles inappropriées et discriminatoires lors de rendez-vous chez le dentiste, explique Yassin. On pouvait s’offusquer au moment où je devais justifier mon ALD (affection longue durée) à la fin de la consultation. Je me rappelle d’une dentiste extrêmement contrariée de ne pas avoir été prévenue de mon statut avant la consultation. Comme si elle n’avait jamais entendu parler des traitements, alors qu’elle faisait elle-même partie du corps médical.»
Jesco confie lui aussi avoir déjà dû faire face à des remarques déplacées, lors de tests notamment. Et plus surprenant encore, il a dû affronter la méconnaissance du corps médical sur ces problématiques. «Ma médecin du travail ne savait pas ce qu’était la Prep. J’ai dû tout lui expliquer, carrément lui faire un cours…» La professeure Christine Katlama, spécialiste du VIH et médecin chercheuse à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, rappelle que «ce sont des sujets sur lesquels il faut faire preuve d’empathie. On est dans de l’humain, là.»
Pour cette médecin, qui a connu les premières heures du VIH, certains messages ont encore malheureusement du mal à passer, notamment auprès des jeunes. «Il y a un élément qui n’est pas assez connu du public, c’est que le fait de contrôler l’infection –et on le peut chez tout le monde– libère de la contagiosité.» En clair, une personne dont la charge virale est indétectable ne peut pas transmettre le virus. «Tous les vingt ans, il faut recommencer les messages. Alors, il faut utiliser les moyens qu’on a, pour les populations qu’on a. Et les réseaux sociaux, ça en fait partie.»
«Il faut déconstruire la peur»
Si les préjugés perdurent, c’est aussi parce que la méconnaissance au sujet du VIH est intrinsèquement liée à la peur qui s’était emparée de la société dans les années 1980/1990. À l’époque, le virus était alors inconnu. Certain·es l’appelaient même le «cancer gay». Les traces de cette époque sont encore présentes aujourd’hui dans les comportements et les mentalités. «Il faut déconstruire la peur, notamment en expliquant qu’elle ne vient pas de nulle part, qu’elle a des fondements historiques, explique Jesco. Dans un souci sanitaire, une forme de sérophobie a été entretenue. On a vu énormément de personnes mourir d’un virus qu’on ne connaissait pas, et on nous a donc expliqué pendant des années qu’il fallait combattre ce virus, en avoir peur. Ces réflexes de peur demeurent encore aujourd’hui. Mais cette peur est démesurée.»
Les conséquences psychologiques sur les personnes séropositives sont nombreuses: rejet, exclusion, moqueries. «Il est évident que le vrai fléau avec le VIH n’est plus médical mais sociétal, insiste Yassin. La vraie maladie c’est la sérophobie dont les personnes séropo sont victimes beaucoup trop fréquemment. Les symptômes sont les gens qui la perpétuent.» En quarante ans, le monde médical a pourtant fait d’importants progrès sur cette question. «Il faut débobiner la peur, assure Catherine Katlama. La peur, c’est par rapport à quelque chose qu’on ne connaît pas. Alors que le VIH, on le connaît et on sait comment le maîtriser.»
Changer l’image du VIH passe sûrement par des initiatives telles que celle de Yassin. En prenant la parole publiquement, il a souhaité donné un visage réaliste de la maladie: «Il est temps de dépoussiérer toutes ces idées reçues et ces stéréotypes selon lesquels une personne séropositive serait dangereuse ou en mauvaise santé. Car oui, il est tout à fait possible de vivre avec le VIH. Et de vivre sa meilleure vie.»