Source : Libération
On pouvait espérer qu’en matière de santé publique, le nouveau monde ne ressemblerait en rien à l’ancien, en particulier en ce qui concerne la prévention. Mais voilà, peut-être faudra-t-il attendre encore un peu ? A l’image de la promesse faite en mai par le ministre de la Santé, Olivier Véran, d’un Ségur de la santé… Non seulement on l’attend, mais nul n’a de nouvelles ni même de dates.
Plus inquiétant : en matière de prévention contre le sida, le Conseil d’Etat vient de retoquer, la semaine dernière, le décret d’autorisation de la prophylaxie pré-exposition (Prep) par les médecins généralistes. Or la Prep, on le sait, est une vraie révolution avec l’espoir de casser le cours de l’épidémie : depuis bientôt cinq ans, en effet, la prise d’un médicament antirétroviral (tous les jours, ou bien 24 heures avant une prise de risque, le jour dit et 24 heures après) agit comme un vaccin, en réduisant de près de 100 % la probabilité d’une infection au VIH.
Dans les faits, cela s’est confirmé. En France, alors que l’on comptait entre 2008 et 2018 en moyenne plus de 6 000 nouvelles contaminations par an, les chiffres des découvertes de séropositivité en 2018 puis en 2019 ont été marqués par une baisse inédite, confirmant ainsi l’importance et l’efficacité de cette méthode de prévention. La Direction générale de la santé (DGS) a même estimé que la Prep pourrait éviter «entre 1 000 et 2 500 nouvelles contaminations par an». Et selon tous les acteurs, on peut faire encore mieux, car si le développement de la Prep a été spectaculaire, sa prescription a pour l’heure été cantonnée aux seuls homosexuels. En plus, cette prescription est restée très encadrée, devant être initiée au départ par un médecin hospitalier.
Recul des prescriptions de Prep en 2020
L’idée, toute naturelle, a donc été d’ouvrir son accessibilité, en permettant aux médecins généralistes de prescrire cette prévention médicamenteuse. Un projet de bon sens. Les services de la DGS se sont mis au travail. Cette demande d’ouverture a été encore réitérée par Olivier Véran le 1er décembre, lors de la Journée mondiale contre le sida. A priori, cela ne le relevait pas d’un travail de Sisyphe. Mais allez savoir pourquoi, la DGS a concocté un décret bancal, comme bâclé, qui s’est révélé au final non conforme. Le Conseil d’Etat, auquel ledit décret a été soumis, a ainsi estimé fin janvier que l’autorisation de mise sur le marché (AAM) des médicaments utilisés pour la Prep «évoquait un traitement initié par un médecin spécialiste» et que, même avec la solution d’e-learning mise en place, les médecins généralistes ne correspondaient pas à cette description. Donc impossible ; copie à revoir.
Cette objection était pourtant attendue. «Nous exprimons notre incompréhension face à cet échec sur cet enjeu de santé publique», a réagi l’association de lutte contre le sida et les hépatites Aides, très agacée par ce faux pas. Pointant que «cette décision liée à des points juridiques n’a pas été anticipée par le ministère des Solidarités et de la Santé». Et par conséquent, «cela freine le déploiement d’un des outils les plus efficaces dans la lutte contre le VIH /sida».
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Ce retoquage est d’autant plus inquiétant que la prévention sida va mal : avec le Covid, la situation se tend. Aides a rappelé que, «sur la période de mars à septembre, par rapport à la même période en 2019, une baisse de 27 435 prescriptions de Prep a été constatée». Une diminution qui s’explique en partie, pour Aides, «par la crise sanitaire et la saturation des hôpitaux». Et l’association de conclure : «Il faut rattraper ce retard et la prescription en ville pouvait le permettre.» Même agacement de la Société française de lutte contre le sida : «Dans une période où la crise sanitaire du Covid-19 déstabilise profondément l’activité de dépistage de VIH et l’utilisation de la Prep, la prescription de cette dernière par les médecins de soins primaires est une priorité pour toucher plus largement les populations les plus exposées.» Mais voilà, il faudra donc attendre encore… Comme si la fâcheuse habitude française de parler de santé publique mais sans trop la pratiquer restait la norme.
Triste concours de circonstances, le jour où le Conseil d’Etat a annoncé sa décision, on a appris le décès du professeur Jean Dormont, médecin interniste qui a été essentiel dans les années 90 pour mettre de la cohérence dans les premiers essais cliniques contre le virus du sida. Un médecin discret, d’une grande honnêteté et d’une imposante efficacité. Chaque année était ainsi publié le fameux rapport Dormont qui faisait le point sur l’épidémie et venait comme un repère. Tous les acteurs l’attendaient. Et s’y référaient. C’était une époque où l’on prenait au sérieux la lutte contre le VIH.