Avant d’aller plus avant dans ce billet, évitons un malentendu. La situation à laquelle je le consacre est l’héritage du passé, et non la conséquence de l’état actuel du système de santé russe. Et les adolescents dont je parle n’ont pas été contaminés par l’injection de drogues ou par des relations sexuelles non protégées, mais à la naissance.
Entre le début de l’épidémie en Russie, il y a un peu plus de vingt ans, et la fin septembre 2020, 215 695 enfants sont nés vivants d’une mère séropositive. À l’accouchement, la transmission du virus à l’enfant n’a pu être évitée pour 11 623 d’entre eux, soit 5,6 %. C’est une moyenne. Au début des années 2000, le taux de transmission était de l’ordre de 20 %, il est maintenant en dessous de 1,5 %.
Le nombre des naissances d’enfants séropositifs a donc fortement baissé, il est en 2020 de 165. Cette baisse et le vieillissement des enfants expliquent que la part des adolescents dans le total des mineurs séropositifs augmente continûment. Elle est actuellement de la moitié, elle est passée de 30 à 50 % en quatre ans.
La prise en charge thérapeutique des enfants et des adolescents séropositifs est maintenant effective. Selon le professeur Ievgueni Voronine, médecin expert fédéral pour les questions de maternité, d’enfance et de VIH, la quasi-totalité est suivie médicalement, 95 % sont sous traitement antirétroviral, et 90 % ont une charge virale indétectable.
Ces chiffres ont été présentés au Conseil des questions de tutelle dans la sphère sociale, une instance importante, parce qu’elle est placée auprès de la vice-première ministre chargée des questions sociales, Tatiana Golikova, et aussi parce qu’elle comporte d’éminentes représentantes de la société civile.
Ils étaient assortis d’une alerte : la période de l’adolescence est celle où l’observance des traitements est fragile, sans cesse remise en cause. Toujours selon Ievgueni Voronine, c’est à ce moment que l’enfant prend vraiment conscience de la séropositivité : « pour beaucoup, c’est difficile, et ils ne l’acceptent pas, ils veulent oublier. Et lorsque vous devez prendre des médicaments tous les jours, il est difficile d’oublier le diagnostic, alors ils refusent de prendre des médicaments. En conséquence, la maladie progresse ».
Ievgueni Voronine a également souligné qu’en Russie, seulement 25 % à 30 % des enfants séropositifs grandissent dans une famille stable. Les autres sont dans une famille d’accueil ou dans un orphelinat, et « cette ressource [le soutien de leur famille] leur fait défaut ». Il a aussi mentionné la fragilité des adolescents. En 2017, une étude de la fondation Svetlana Izambleva, qui s’occupe de l’accompagnement de ces enfants au Tatarstan, montrait les difficultés rencontrées par les adolescents lorsqu’ils entament leur première relation amoureuse, et la peur de ne pas être accepté par la société, qui s’intensifie entre 16 et 18 ans.
Il a ajouté que dans ce contexte, les approches habituelles ne suffisaient pas, et qu’il fallait introduire « des méthodes innovantes pour augmenter l’adhésion des adolescents » au traitement. Un plaidoyer, à minima, pour le recours à des médicaments plus modernes, combinant les antirétroviraux dans une seule prise, une fois par jour, et, probablement, pour une attention plus profonde et plus soutenue à ces enfants qui ont grandi avec les VIH et deviennent adultes. Ils sont une dizaine de milliers, c’est peu au regard du million de citoyens russes vivant avec le VIH et connaissant leur statut. C’est aussi beaucoup.
Étonnamment, ces échanges n’ont pas été repris ni même évoqués dans le compte rendu du conseil de la tutelle dans lequel ils ont eu lieu. Celui-ci évoque plutôt l’utilité du registre fédéral des personnes séropositives pour contrôler l’épidémie, l’augmentation des budgets consacrés à l’achat de médicaments, de 19 % en trois ans, ce qui est finalement peu, au regard de l’augmentation du nombre de personnes séropositives et de leur taux de couverture par un traitement antirétroviral (52 %), et la nécessite de développer une production nationale de ces médicaments. Une marque, a contrario, de l’absence d’empathie qui semble être le fil conducteur d’une partie des autorités de santé russes lorsqu’il s’agit du VIH.