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source : alternatives humaines

 

Malgré les progrès scientifiques, le VIH continue de tuer près de 800 000 personnes et d’en infecter 1,7 millions chaque année. Allouer à cette lutte des ressources financières reste donc une nécessité, tant l’enjeu est grand de maintenir dans les soins plus de 37 millions de personnes tout au long de leur vie. Mais parce que le VIH est aussi un puissant révélateur d’inégalités, on doit y répondre par de nouvelles alliances entre ONG pour poursuivre un combat hautement politique.

Il y a trente-six ans de cela, en 1983, une équipe de chercheurs français découvrait le virus du sida, le VIH (virus de l’immunodéficience humaine), virus mortel qui a tué depuis le début de l’épidémie 32 millions de personnes et en a infecté 75 millions(1). Si l’infection par le VIH conduisait inévitablement à la mort faute de traitements efficaces, la donne a changé à partir de 1996 grâce à l’arrivée des trithérapies, traitements antirétroviraux combinant trois molécules. Pour ceux qui y ont accès, et qui en supportent les effets indésirables, commence alors une nouvelle période : on ne meurt plus du sida, on vit avec, plus ou moins bien, en prenant des médicaments quotidiennement et pour le restant de ses jours.

Pendant plusieurs années, comme pour la plupart des traitements efficaces quelles que soient les pathologies, ces traitements ne restent bien sûr accessibles que dans les pays à revenus élevés. Mais un formidable et puissant mouvement communautaire, forgé sur les cinq continents par les personnes vivant avec le VIH, va s’emparer de la question de l’accessibilité financière aux traitements antirétroviraux, et va changer là aussi la donne pour des millions de malades à travers le monde.

La force d’une communauté

Ce mouvement, supporté par des alliés issus du monde de l’humanitaire et de la recherche, va se battre pour obtenir l’accès à des médicaments à bas coûts et à large échelle, notamment sur l’ensemble du continent africain où vivent plus de 70 % des personnes infectées par le VIH dans le monde. Un combat qui passe par un vibrant plaidoyer international, mais également par l’arsenal juridique, comme celui qui fera céder 39 industries pharmaceutiques en 2001 face à une association sud-africaine majeure, Treatment Action Campaign, et à Médecins Sans Frontières. La victoire de ces derniers, grâce à une mobilisation internationale sans précédent et à une expertise technique construite au fil du temps, permettra enfin de faire appliquer une loi datant de 1997 autorisant le gouvernement sud-africain à fabriquer ou à importer des médicaments ARV à moindre coût et d’accélérer ainsi l’accès aux génériques dans ce pays comptant ses morts par centaines de milliers.

La même année, en 2001, à la veille de l’Assemblée générale des Nations unies, le directeur de l’USAID estime que les Africains, n’ayant pas de montre, ne pourront pas être aptes à suivre des traitements contraignants à prendre à des heures précises. Fort heureusement, des acteurs politiques et internationaux considèrent qu’il est temps de passer à l’action pour déployer l’accès aux ARV pour les pays les plus démunis. Sous l’impulsion de Kofi Annan, secrétaire général des Nations unies, ou de Jacques Chirac (qui sera à l’origine du Fonds de solidarité thérapeutique en 2001), le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme est créé en 2002. Depuis cette date, ce sont plus de 32 millions de vies qui ont été sauvées grâce aux programmes financés par le Fonds, sur la base des contributions d’une soixantaine de pays donateurs, ainsi que des partenaires privés comme la Fondation Bill et Melinda Gates. Cet outil de financement multilatéral a directement contribué à faire baisser de 40 % le nombre de décès dus au sida, à la tuberculose et au paludisme depuis 2002. Souvent accusé d’avoir travaillé en silos et favorisé une approche par pathologie, il a progressivement augmenté la part de ses financements dédiée à l’amélioration des systèmes de santé, y consacrant annuellement plus d’un milliard de dollars. Au-delà des programmes visant à contribuer à l’amélioration de l’accès aux outils de prévention et aux traitements pour les trois pathologies, le Fonds mondial se distingue par l’attention qu’il porte au rôle joué par les communautés les plus touchées par le VIH et la tuberculose. Il en va notamment des personnes les plus exclues et discriminées telles que les usagers de drogue, les travailleuses du sexe, ou les personnes homosexuelles. Il soutient des actions permettant de défendre les droits humains, dont le non-respect constitue un obstacle majeur à l’accès aux services de santé, de même que des approches basées sur le genre permettant aux jeunes filles et aux femmes d’avoir un accès aux outils de prévention et aux traitements, dans le cadre d’une offre de service englobant la santé sexuelle et reproductive. Enjeu d’autant plus crucial lorsqu’on sait que le VIH/sida demeure la première cause de mortalité chez les femmes de 15 à 44 ans dans le monde.

Des besoins financiers permanents

Malgré ces investissements considérables, un net recul de la mortalité et des progrès de la science indéniables, le VIH continue de tuer près de 770 000 personnes par an et en infecte 1,7 million dans le monde, avec une augmentation de ces infections dans un certain nombre de pays, notamment en Europe de l’Est. Sur les 37,9 millions de personnes vivant avec le VIH en 2018, un peu plus de 23 millions d’entre elles ont accès à un traitement.

Face à cette pathologie qui ne guérit pas, mais qu’il s’agit de contrôler tout au long de sa vie, les défis au niveau mondial sont majeurs. Si nous souhaitons progresser vers le 3e objectif de développement durable (l’accès à la santé) et l’objectif « 3 × 95(2) » fixé par l’ONUSIDA pour 2030, il s’agira non seulement de mettre au moins 10 millions de personnes supplémentaires sous traitement dans les dix prochaines années, mais également de trouver les financements internationaux et nationaux pour maintenir a minima33 millions de personnes sous traitement jusqu’à la fin de leurs jours. À l’heure où l’Organisation mondiale de la santé s’alarme des poches de résistances qui émergent dans 12 pays du monde, rendant certains traitements disponibles inefficaces face au virus(3), il s’agit aujourd’hui de décupler les efforts pour s’assurer que les progrès accomplis en termes de baisse de nombre de décès et de nouvelles infections ne soient pas vains.

C’est notamment pour cette raison que s’est tenue à Lyon les 9 et 10 octobre dernier la 6e conférence de reconstitution des ressources du Fonds mondial, avec pour objectif de rassembler au moins 14 milliards de dollars pour couvrir une large partie(4) des besoins du prochain cycle de financement 2020-2022 de ce bailleur multilatéral. Avec un objectif presque atteint (80 millions manquent encore à l’appel), nous pouvons bien entendu considérer cette conférence comme un succès quasi inespéré, au vu de la difficulté aujourd’hui de mobiliser les gouvernements sur la question du VIH malgré les défis qui restent à relever.

En dépit de ce succès, les acteurs associatifs et communautaires, piliers historiques de la lutte contre le sida dans le monde entier, ne peuvent qu’exprimer leurs inquiétudes malgré les milliards évoqués à l’instant. Des inquiétudes face aux choix de financement qui s’opèrent dans la lutte contre le sida, face à la « course aux chiffres » des « 3 × 95 » tendant à occulter le fait que le VIH n’est pas qu’une pathologie médicale, mais également une pathologie sociale discriminante. Des inquiétudes face à la montée ou à la résurgence des inégalités, des processus d’exclusion et de discrimination qui ont fait, et font toujours, le jeu de l’épidémie de VIH, en France et dans le monde.

Des inquiétudes persistantes

Quels que soient les progrès de la recherche, quels que soient le niveau d’amélioration des systèmes de santé et les milliards annoncés, tout ceci sera vain si les personnes n’ont pas accès à ces services de santé, ou en sont rejetés, simplement parce qu’ils ou elles sont homosexuels, lesbiennes, usagers de drogues, travailleuses du sexe, incarcérées, transgenres ou immigrées. Tant que les personnes ne sont pas en mesure d’identifier des lieux sécurisés pour parler de sexualité, tant qu’elles sont victimes de violences basées sur le genre, tant que des gouvernements leur dénient des droits fondamentaux, l’épidémie ne reculera pas…

Et il n’est pas hélas nécessaire de regarder très loin pour constater les effets délétères d’une politique excluant des soins des personnes déjà fragilisées par des parcours de vie difficile. Les politiques liées à l’immigration en France depuis plusieurs années placent les personnes concernées dans des situations de grande précarité les exposant encore plus au risque de contamination par le VIH. Rappelons ainsi que les personnes originaires d’Afrique subsaharienne et vivant avec le VIH ont été contaminées en grande partie après leur arrivée en France, comme l’ont démontré les études menées dans le cadre de l’enquête Parcours ANRS(5). Et nous ne pouvons que nous inquiéter face aux menaces pesant sur les principes fondamentaux de l’aide médicale d’État, risquant de dégrader encore un peu plus la santé des personnes concernées.

Plus globalement, en France comme à l’étranger, les associations constatent les difficultés de pouvoir continuer de financer des postes essentiels dans la prise en charge des personnes vivant avec le VIH et ne relevant pas de fonctions purement médicales : médiation en santé, prévention par les pairs, aide au maintien dans le parcours de soins, appui social et juridique… Ces postes fondamentaux ont fait le succès de la lutte contre le sida dans de nombreux pays et ont souvent été occupés, et le sont encore, par des personnes directement touchées par le VIH et issues des communautés concernées.

Les financements disponibles aujourd’hui sont prioritairement dédiés aux actions de dépistage du VIH, ainsi qu’à l’achat de traitements antirétroviraux et au paiement des salaires du personnel médical. Il est certain que tout démontre aujourd’hui qu’une connaissance aussi rapide que possible de son statut sérologique et une mise sous traitement précoce sont indispensables pour espérer mettre un terme à l’épidémie de VIH, notamment depuis qu’a été scientifiquement prouvé qu’une personne sous traitement efficace ne peut plus transmettre le virus par voie sexuelle.

Mais les ressources humaines en santé dans le monde sont insuffisantes pour répondre aux défis qui nous attendent dans la lutte contre le sida. Sans compter qu’un nombre croissant de personnes vivant avec le VIH seront, ou sont déjà, confrontées à l’avancée en âge et à la survenue de maladies cardiovasculaires ou de cancers liés aux effets délétères de certains traitements pris sur le long terme ou à la persistance d’un état inflammatoire dû à la présence du VIH.

Pour pouvoir répondre à tout cela, il sera bien entendu nécessaire de renforcer les systèmes de santé et de décloisonner les services, mais il faudra aussi exploiter, au sens positif du terme, l’expertise des patients, des personnes concernées, non seulement dans la gestion de leur(s) propre(s) pathologie(s), mais également dans l’accompagnement de leurs pairs… Chacun sait à quel point cette expertise partagée permet aux personnes de mieux connaître leur pathologie et leurs traitements, d’adhérer à ces traitements et d’en connaître les bénéfices pour leur santé, celle de leurs partenaires sexuels et celle de leurs enfants… Cette expertise non médicale rend possible l’accès à un parcours de santé globale et de s’y maintenir.

Mais cette expertise doit être valorisée et rémunérée, telle qu’elle l’est actuellement lorsque ces personnes occupent des fonctions aussi diverses que médiateurs de santé, agents de santé communautaire, conseillers psychosociaux… Tous ces postes ont, partout dans le monde, un impact considérable tant sur le plan de la prévention que sur l’accompagnement de personnes porteuses de pathologies chroniques comme le VIH, le diabète et de nombreuses autres maladies non transmissibles.

Il nous reste encore un chemin sinueux à parcourir, semé d’embûches et de vents contraires avant de pouvoir parler de fin de l’épidémie de VIH. Grâce aux progrès de la recherche et aux traitements antirétroviraux, le virus du sida, bien qu’encore présent, est maintenant devenu « indétectable ». Mais face aux défis qui nous attendent, si une chose ne doit pas devenir indétectable, c’est bien notre lutte face à l’épidémie qui persiste, nos combats pour un monde plus égalitaire et moins excluant. Pour cela, et pour être détectables, entendus et convaincants, nous devrons renforcer nos alliances entre ONG, au-delà de nos propres spécificités d’actions, et mener un plaidoyer et un combat politique communs. Cette alliance a porté ses fruits lors de la dernière conférence du Fonds mondial avec l’action menée en France par une dizaine d’associations et ONG issues d’horizons divers. Elles ont su mettre de côté leurs spécificités pour porter un plaidoyer commun fort et politique auprès du gouvernement français. Cette alliance se crée aujourd’hui également pour défendre, en France, l’aide médicale d’État. Elle se traduit également par des liens renforcés avec les acteurs de la recherche qui apportent de leur côté les preuves scientifiques constitutives d’un plaidoyer renforcé et argumenté. Sans ces alliances, sans ces combats politiques forts, nous resterons relégués au rang d’observateur d’un monde aux inégalités croissantes.