Pour la première fois, je décide de franchir ce pas et témoigner.
Un témoignage en demi teinte car je ne le ferai pas à visage découvert et je ne donnerai pas mon nom. Je suis séropositive depuis l’âge de 25 ans et j’en ai 48. Cela fait donc 23 ans que je vis avec ce virus. Je suis médecin. J’exerce à Paris, dans mon cabinet médical.
En 23 ans, je n’ai pas eu le moindre problème de santé et je n’ai pas pris ne serait ce qu’un jour d’arrêt maladie.
Pas la moindre rupture dans ma vie professionnelle en dehors d’un congé maternité rétréci du fait de mon statut de libéral.
Ma fille a 20 ans. Elle n’a pas été contaminée, évidemment. Elle va bien. Mais, mais elle a vécu toute son enfance sous le poids écrasant du secret qu’était ma séropositivité.
Pendant 15 ans, j’ai vécu avec la terreur du regard des autres. Je suis guérie de cette terreur.
Je suis guérie de cette terreur depuis le jour où j’ai dit à ma fille que je suis séropositive ; depuis le jour où le monde ne s’est pas écroulé.
Je n’ai plus peur, mais je me méfie, je reste prudente et je continue de cacher ma séropositivité. Je choisis minutieusement ceux à qui je le confie, toujours après mûre réflexion. La parole libre et spontanée, ce n’est pas pour moi. Car, et cela se vérifie à chaque fois, c’est toujours un choc pour l’autre de l’apprendre. Personne ne s’y attend.
Avec les années, les personnes au courant de ma situation ne se comptent plus sur les doigts d’une main, mais de deux mains voire deux mains et un pied. Cela reste donc presque anecdotique par rapport au nombre de personnes que je côtoie chaque jour, amis-es, connaissances, famille, collègues, patients-es.
Comme tout médecin généraliste, je reçois de nombreuses personnes en consultation chaque jour. Aucune n’est en mesure de deviner ni soupçonner ma séropositivité. Ce n’est pas écrit sur mon visage, ce n’est écrit nulle part.
Je ne porte aucun stigmate physique. Je suis médecin, je suis une femme, une femme blanche et on me considère sûrement comme une privilégiée.
Dans mon cabinet, j’entends régulièrement de la part de patients des paroles sur le VIH qui me heurtent et me font froid dans le dos. Je serre les dents et je me tais. Car ils ne savent pas, ils ne sauront jamais que leur médecin, celle qui est assise de ce coté là du bureau, est séropositive.
Si je ne témoigne pas à visage découvert, c’est parce que je refuse de subir les conséquences attendues d’une exposition publique. Car, c’est cruel, mais c’est ainsi, je n’imagine pas un instant que les gens accepteraient d’être suivis, de faire suivre leurs enfants, par un médecin qu’ils savent séropositif, que ce soit par ignorance par bêtise ou les deux. Pourtant, c’est bien ce que je fais et depuis 23 ans. M’occuper des autres. M’occuper de l’autre, l’autre que je ne crois pourtant pas capable de m’accepter telle que je suis.
Je continue, mais je suis fatiguée. Je suis fatiguée constamment, quotidiennement. Ça se lit sur mon visage, je le sais, on me le dit souvent. Je botte en touche. Je souris peu, et de moins en moins, on me l’a déjà reproché.
Non, ce n’est pas le virus qui me fatigue, ce n’est même pas mon traitement.
Ce qui me fatigue, je le sens, c’est autre chose.
Ce qui me fatigue, ce qui m’empêche de sourire — alors que je devrais sourire chaque jour d’être non seulement encore en vie, mais en pleine santé —, c’est l’énergie qu’il faut déployer jour après jour pour cacher, pour ne pas laisser deviner que je vis et depuis si longtemps avec le VIH. Avec ce virus qui est encore associé dans l’inconscient collectif avec l’idée de la mort, de la faute, voire de la dépravation.
Ce qui me fatigue, c’est de devoir serrer les mâchoires pour contenir, taire la réalité de ma situation, dans toutes les situations du quotidien. Le prix à payer pour pouvoir vivre comme je l’entends, sans que la société, les autres, choisissent pour moi.
Ce qui me fatigue, c’est de manière générale, cette impossibilité d’être en société tel que l’on est, dans son entièreté. Ce qui me fatigue, c’est de devoir enfiler chaque jour le masque de l’impassibilité, que l’on prend parfois pour de la froideur ou de l’indifférence, alors que c’est juste un écran derrière lequel je me protège.
Ce qui me désespère, c’est que bien que depuis 1996, date d’arrivée des trithérapies, la donne ait radicalement changé d’un point de vue médical, le vécu des personnes séropositives reste toujours aussi difficile et solitaire.
Ce qui me fatigue, c’est de constater le décalage entre le discours et la réalité. C’est le temps que mettent les autorités, les médias, les médecins, à délivrer les informations, et surtout les bonnes nouvelles. Entre le moment où l’on a constaté qu’une personne bien contrôlée par le traitement n’est pas contaminante et le moment où on l’a dit, d’abord du bout des lèvres, puis enfin un peu plus ouvertement, beaucoup, beaucoup d’années se sont écoulées.
Combien de temps perdu, gâché, pour celles et ceux qui auraient eu ce poids en moins à porter. Combien de temps perdu, pour celles et ceux que cela aurait incité à se faire dépister et traiter.
Ce qui me fatigue, ce qui me met en colère, c’est que la politique de prévention a toujours reposé sur le maintien, l’entretien de la peur autour du VIH. Et j’entends d’ici les protestations ! Encore aujourd’hui, concernant le traitement du VIH, le seul discours audible, c’est celui-ci : le traitement permet aux séropositifs de vivre, on ne peut pas le nier, mais il est lourd de conséquences, d’effets secondaires, etc.
Oui, c’était vrai pour les premiers traitements.
Ça l’est de moins en moins. Et ça je ne l’entends jamais, ou si peu.
Je suis séropositive depuis 23 ans ; je me porte parfaitement bien. Je suis sous traitement depuis huit ans sans aucun effet secondaire, mais je sais que je n’ai pas le droit de le dire trop fort. Je pourrais me faire lyncher. Pourtant, si les gens entendaient plus souvent cela, ils auraient moins peur de se faire dépister. J’en suis convaincue.
Ce qui me fatigue, c’est ce dilemme qui se repose à moi chaque jour : parler, témoigner et faire avancer la cause ; la cause de tous ceux et toutes celles qui se cachent, mais prendre le risque d’en subir les conséquences. Ou continuer de me taire, de vivre dans cette fausse tranquillité qui est la mienne et laisser les autres parler à ma place, surtout ceux qui ne savent pas de quoi ils parlent.
Comment se reconnaître en l’autre si personne ne témoigne, car personne ne veut témoigner. Comment rassurer, si les gens comme moi continuent de se terrer.
Témoigner à visage découvert serait un vrai acte militant, courageux. Mais, je ne veux pas le faire. Je ne veux pas prendre ce risque pour moi-même, mon avenir, ma tranquillité.
Je ne veux pas être définitivement étiquetée.
Je ne veux pas m’exposer à la violence symbolique que ce serait pour moi de voir la grande majorité des patients-es me tourner le dos, s’ils savaient ma situation, quand bien même je leur ai consacré mon temps et mon énergie. Car c’est ce qui se passerait. Je ne me fais aucune illusion.
Alors voila, je fais ce pas, un tout petit pas que j’aurai mis 23 ans à franchir.
Je m’exprime là, et je le fais essentiellement pour dire à ceux qui liront, à ceux qui ne se pensent pas concernés : sachez bien — et je le dis car je l’entends dans mon cabinet et ailleurs —, sachez bien qu’il y a ou qu’il y a eu peut être autour de vous quelqu’un, votre père, votre mère, votre enfant, votre ami, votre belle-mère, votre sœur, votre cousin, qui est séropositif depuis un an, dix ans, vingt ans ou même trente ans et qui n’a jamais osé vous le dire. Par peur d’être rejeté par vous, par peur de vous inquiéter, pour vous protéger de cette inquiétude, par honte injustifiée, par sentiment de culpabilité injustifié, pour toutes ces raisons…
Je témoigne pour dire que vivre avec le VIH, être séropositif-ve aujourd’hui, c’est, grâce aux traitements, pouvoir vivre aussi longtemps que ceux qui ne le sont pas, c’est sous contrôle du traitement ne plus être contaminant pour l’autre, mais c’est devoir vivre pour l’écrasante majorité des gens dans l’ombre et le secret, encore aujourd’hui, en 2018. Et ça, c’est intolérable.
Même lorsque tout compte fait, on aime vivre à l’ombre, comme moi, même quand cela est un choix, c’est avant tout un choix imposé. Je ne veux pas m’exposer à la lumière comme l’a fait mon amie Anne Bouferguene (1) et pourtant je ne la remercierai jamais assez de l’avoir fait. Mais j’entends encore de telles horreurs, de telles conneries sur le VIH, le sida, que c’est un devoir de prendre la parole. Car se taire, cela revient de fait, à capituler et à laisser perdurer l’ignorance, les fantasmes et les préjugés.
Tout le monde devrait savoir que :
– sans traitement, le VIH reste mortel ;
– sans traitement, le VIH peut se transmettre par voie sanguine, par voie sexuelle et par voie materno-fœtale, un point c’est tout.
Grâce aux traitements, les personnes séropositives bien contrôlées et qui ont une charge virale indétectable ne transmettent plus le virus à leur partenaire sexuel.
Grâce aux traitements, les personnes séropositives ont la même espérance de vie que tout un chacun. Les traitements se sont améliorés d’année en année, ils sont mieux tolérés, moins toxiques, mais ils sont à prendre à vie.
Tout le monde devrait savoir que :
– le VIH continue de tuer ceux qui n’ont pas accès aux traitements ;
– le VIH continue de se transmettre par ceux-celles qui n’ont pas accès aux traitements ;
– le VIH continue de se transmettre par ceux-celles qui ont peur de se faire dépister.
Ceux-celles qui ont peur de se faire dépister ont de bonnes raisons d’avoir peur. C’est la société toute entière qui est responsable de cela. C’est le regard malveillant, c’est le jugement moral, c’est la mise à l’écart, c’est la discrimination, c’est la stigmatisation.
Le grand public est très mal informé. Le grand public est indifférent car le VIH, le sida c’est l’autre, ce n’est pas soi, car le VIH n’a plus de visage. Le VIH n’a plus de visage car les gens séropositifs se font discrets, ils ne parlent pas de leur séropositivité. Ils se protègent du regard potentiellement malveillant de la société. C’est un cercle vicieux.
Mais si les gens sont si mal informés, ce n’est pas uniquement du fait de leur indifférence.
C’est aussi parce que les informations ne sont pas diffusées au public avec suffisamment de force, de courage, de clarté, de rapidité et de détermination.
Les responsabilités sont totalement partagées. Le VIH concerne tout le monde.
Je dédie ce texte à ceux-celles qui ont nourri ma colère en prononçant des paroles inacceptables auxquelles je ne pouvais pas répondre. Je dédie ce texte à ceux-celles qui ont le pouvoir de prendre la parole et qui ne le font pas. Surtout, je dédie ce témoignage à ceux-celles qui pourront s’identifier, à mon alter ego.
(1) : Anne Bouferguene a publié en 2011 un livre de témoignage sur sa vie avec le VIH : « Un mal qui ne se dit pas » aux éditions Robert Laffont.