Source : libération.fr
Retour sur le rapport de l’Inspection générale des affaires sociales qui met en cause les lenteurs de l’administration dans l’arrivée de la Prep en France. 1 600 à 4 000 contaminations auraient pu être évitées selon les auteurs.
D’ordinaire, les rapports de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) restent diplomatiques. En tout cas, ils ne dépassent pas une relative bienséance qui convient aux relations (même quand elles sont tendues) dans l’administration française.
Le rapport, révélé la semaine dernière par le journal le Monde, sur le Truvada , traitement préventif contre le VIH (prophylaxie pré-exposition ou PrEP) est à marquer, de ce point de vue, d’une pierre blanche. Il est inouï par bien des aspects. D’abord, rarement une décision de santé publique n’a été analysée aussi finement, à l’exception de quelques points. Ensuite, les deux inspecteurs qui ont mené à bien ce travail ont laissé de côté le langage poli. Ils dénoncent avec une vigueur peu banale les lenteurs de l’administration française pour permettre l’accès à ce médicament préventif. Mais aussi l’indifférence du cabinet de la ministre Marisol Touraine sur ce sujet.
Un discours clair, sans nuance, ni faux semblant, ni la moindre politesse. Au point que la direction de l’Igas a publié un communiqué pour prendre quelques distances avec le rapport, chose rarissime. Celle-ci écrit ainsi dans un communiqué : «En dépit du caractère très documenté et circonstancié de ce rapport, le ton virulent parfois employé par ses auteurs, ainsi que certains propos excessifs, sont regrettables. L’Igas en tant qu’institution reste cependant fortement attachée à la transparence de ses travaux ainsi qu’à l’indépendance de ses inspecteurs, gage de l’objectivité et de l’impartialité nécessaires à la conduite des missions d’inspection.»
On le devine, dans les coulisses, ça a dû barder. Il est vrai que l’un des deux auteurs n’est autre qu’Aquilino Morelle, ancien conseiller politique de François Hollande, obligé de quitter l’Elysée en 2014 pour conflit d’intérêts. Morelle, brillant spécialiste de santé publique, a toujours eu une âme de procureur. Là, avec Gilles Duhamel (ancien directeur de cabinet de Bernard Kouchner), il s’en est donné à cœur joie.
Initiative d’Aides
Reprenons. Nous sommes en mars 2017, l’Igas est saisie par la ministre de la Santé d’alors, Marisol Touraine, pour évaluer la mise en œuvre de la recommandation temporaire d’utilisation (RTU), décidée en janvier 2016, du Truvada dans l’indication de traitement préventif du VIH.
Le Truvada, quezako ? C’est une molécule, utilisée depuis plus de dix ans dans le traitement contre le sida. Elle s’est révélée avoir aussi des propriétés préventives. En d’autres termes, si cette molécule est prise de façon continue ou avant pendant et après une relation sexuelle à risque, elle empêche le virus de contaminer la personne, agissant ainsi presque comme un vaccin.
Le travail de l’Igas a consisté à décortiquer comment une importante avancée médicale a pu se perdre dans des dédales et mettre un temps fou avant d’être réglementairement diffusée. Car depuis le début des années 2010, on le pressentait, voire on le savait. On savait que les molécules anti-VIH empêchaient le passage du virus de la mère à l’enfant (dès le début des années 2000), mais aussi qu’une prise de ces molécules après une situation à risque permettait de réduire fortement le risque de contamination. Dès 2012, les Etats-Unis ouvrent la possibilité de prescrire de façon préventive le Truvada. En France, on attend. Pourtant, chaque année, plus de 6 000 contaminations ont lieu.
«L’initiative de déclencher la procédure de validation de la PrEP revient à une association – Aides – et non à la communauté médicale ou aux autorités sanitaires», pointe avec justesse nos deux inspecteurs. L’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) est donc saisie par Aides, qui met en avant une disposition législative permettant de reconnaître l’usage d’un médicament en dehors d’une indication validée par Autorisation de mise sur le marché tout en encadrant son utilisation. C’est ce que l’on appelle la RTU (recommandation temporaire d’utilisation).
«Instruction anormalement longue»
Aux yeux de l’Igas, on va aller de retard en retard. En résumé : «En janvier 2013, débute une instruction qui s’avérera anormalement longue. Accusant dès le départ un retard de quatre mois, après que le laboratoire a dépassé les délais opposables, et alors qu’aucun acte de procédure discernable n’est intervenu pendant quatre mois, il est finalement mis en place par l’ANSM en janvier 2015 (soit deux ans après la saisine) un comité scientifique spécialisé temporaire (CSST) ad hoc afin d’examiner la balance bénéfices/risques du Truvada dans la PrEP. Ce comité aboutira en juin de la même année. Mais l’agence convoque un deuxième groupe d’experts qui se réunira en octobre. Et ce n’est qu’en novembre 2015 que le directeur général de l’ANSM donne une suite favorable… La RTU devient effective en janvier 2016 soit trois ans après la saisine initiale».
Trois ans, c’est énorme. Les deux inspecteurs calculent le nombre de contaminations qui auraient pu être évitées si l’administration avait fait correctement son travail : entre 1 600 et 4 000.
La faute à qui ?
De façon très documentée, nos deux inspecteurs vont montrer combien l’Agence du médicament a, dans ce dossier, fait preuve de nonchalance. C’est en somme le temps lent de l’administration, on fait appel à des experts, puis à d’autres. On crée des comités, on réfléchit. On attend le résultat d’enquêtes, mais comme celles-ci ne sont pas publiques, on attend encore. Du côté du cabinet de la ministre, il n’y a personne qui suit le dossier. Tout se tient, l’Agence n’est franchement pas bousculée, or celle-ci a pris l’habitude de suivre les humeurs du cabinet qui «n’a pas joué le rôle d’orientation stratégique qui devait être le sien», écrit l’Igas.
De même, la direction générale de la santé (DGS) se désintéresse du sujet. Il est vrai que depuis plus de dix ans la DGS a désinvesti la lutte contre le sida, laissant le leadership à l’ANRS (Agence nationale de recherche sur le sida). Ainsi le bureau sida n’existe plus à la DGS.
Enfin, les associations de lutte contre le sida ont longtemps été divisées sur le sujet. Si Aides s’est toujours montrée moteur sur la prep, Act Up s’y est opposé, et cela pendant des années, traitant d’assassin toute personne mettant en cause le sacré dogme du tout capote comme seul outil de prévention. Faut-il rappeler combien, jusque dans les années 2000, les pouvoirs publics étaient terrorisés par les activistes d’Act Up ? Bref, une série de raisons ont conduit à prendre son temps et surtout, à ne rien précipiter. Comme s’il n’y avait pas urgence. Et s’il n’y avait eu la constance d’Aides, cela aurait pu durer encore quelques mois.
Et les liens d’intérêts ?
Restent deux points. Le premier est ce que l’Igas appelle «la véritable dictature» des essais randomisés. Elle a sur ce point raison : les cliniciens sont arc-boutés sur l’idée que seul les essais randomisés en double aveugle, avec un groupe placebo, peuvent justifier une stratégie clinique. Dans l’histoire du Truvada en préventif, des essais en double aveugle ont été menés, un groupe recevant donc du Truvada, un autre en placebo. Des essais qui prennent un temps fou. Mais aussi des essais qui soulèvent des interrogations éthiques. En l’occurrence, il a fallu attendre la confirmation d’un certain nombre de contaminations dans le groupe placebo pour arrêter ledit essai.
Enfin, il y a un trou noir : la stratégie du labo, à savoir Gilead. Avec le Truvada, le très puissant américain était sur une mine en or. Et il le savait. Omniprésent dans la lutte contre le sida, Gilead a développé depuis des années des liens d’intérêts extrêmement nombreux avec un grand nombre de spécialistes du sida en France, ce qui n’était pas sans mettre en cause leur impartialité. Au point que la ministre de la Santé a, par exemple, tardé à rendre public le résultat d’un groupe de d’experts de l’agence car celui-ci était par trop lié à Gilead. Tout cela n’est ni très sain ni très transparent. Bizarrement, cet aspect-là n’a pas été analysé par l’Igas.
Reste qu’une fois la RTU définie, la France a plutôt été en pointe. «La mise en œuvre s’est déroulée ensuite de façon globalement satisfaisante», note l’Igas, le développement de la prescription du Truvada en préventif se faisant rapidement, par le biais de consultations hospitalières.
Que déduire de ce travail inédit et tonique ? D’abord ce rappel : le temps de l’administration n’est pas celui de la vraie vie. Si au début des années sida, les associations avaient réussi à imposer leur tempo, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Ensuite, en France, l’épidémie de sida se poursuit. 60 00 personnes continuent à se contaminer annuellement. Un véritable fiasco sanitaire. L’arrivée du Truvada et de la Prep comme nouveaux modes de prévention va-t-elle changer la donne ? En 2017, cela n’avait pas été le cas. D’où l’importance des chiffres à venir : aujourd’hui, plusieurs milliers de personnes prennent régulièrement du Truvada pour se protéger.