Source : SERONET
C’est dans son lumineux appartement parisien, situé à quelques minutes à pied de l’hôpital de la Pitié Salpêtrière, que me reçoit la docteure Anne Simon. « Je prépare mon discours pour mon pot de départ qui aura lieu demain alors notre entretien tombe à pic », me confie celle qui a consacré 35 années de sa vie et sa carrière à la lutte contre le VIH/sida.
En quelle année avez-vous commencé à suivre des personnes séropositives en tant qu’infectiologue et comment avez-vous vécu la période 1981-1996 ?
Anne Simon : J’ai commencé en 1986 comme cheffe de clinique en médecine interne à la Pitié Salpêtrière où j’ai effectué toute ma carrière. Je venais de cardiologie et je ne connaissais pas grand-chose au VIH. Cette période fut très particulière. J’ai vécu beaucoup de changements à la fois sur le plan de ma vie personnelle, mais aussi d’un point de vue médical et scientifique. Le VIH/sida a tout changé de la relation médecin-patient, entre autres grâce aux associations avec lesquelles on a travaillé et avancé ensemble. Les associations nous ont bousculés et challengés en permanence pour faire bouger les lignes. Je me souviens, par exemple, qu’on avait monté une consultation VIH qui allait jusqu’à 20 heures, ce qui, à l’assistance publique en 1988, était du jamais vu. Et puis, bien sûr, une tristesse infinie de voir des patients mourir, en particulier les plus jeunes. À l’époque, on notait tous nos rendez-vous sur des calepins papiers et c’était terrible de voir les noms des patients disparaitre les uns après les autres. Heureusement, il y avait beaucoup d’entraide et des groupes de paroles non seulement pour les patients, mais aussi pour les soignants. Et puis je me suis lancée dans la recherche clinique en participant à des essais ANRS sur des traitements. Tout était nouveau et tout était à construire face à ce virus.
Pourquoi avez-vous décidé de vous impliquer dans la lutte contre le sida à la fois en tant que clinicienne et aussi dans des sociétés savantes comme la SFLS (Société française de lutte contre le sida) et le milieu associatif ?
C’est venu par étapes. Je suis arrivée en médecine interne et en bon petit soldat, j’ai appris et travaillé dur. Ce qui m’a marquée dès le départ avec le VIH c’est qu’il y avait moins ce lien descendant du sachant au patient et ça me correspondait beaucoup plus. Je me souviens d’un de mes premiers patients qui était arrivé avec le New England que moi-même je n’avais pas lue. J’ai aimé être challengée. Ce challenge s’est aussi exprimé avec les associations. En ce qui concerne la SFLS, j’ai adhéré à la vision d’Éric Billaud [médecin VIH et président Corevih Pays de la Loire, ndlr] sur une société savante qui lie à la fois les professionnels de santé et le milieu associatif, puis j’ai été présidente de 2014 à 2018. En parallèle, j’ai aussi été présidente de l’association Les Petits Bonheurs. Aujourd’hui, je suis à la retraite, mais j’ai récemment rejoint le conseil d’administration d’Actions Traitements.
Quelles sont les échecs et succès thérapeutiques qui vous ont le plus marquée dans votre parcours de clinicienne ?
L’AZT a été une vraie déception. On avait participé au premier protocole et on avait fondé beaucoup d’espoir sur ce traitement. Non seulement, il n’était pas efficace, mais en plus il causait beaucoup d’effets indésirables chez nos patients. La vraie révolution est arrivée en 1996 avec les anti-protéases après dix années sans traitement efficace. Je me souviens avoir entendu parler pour la première fois de ces nouvelles molécules lors de la conférence sur le sida à Yokohama en 1994 et deux ans plus tard on prescrivait ces anti-protéases à nos patients qui ont repris vie sous nos yeux. Une période extraordinaire à vivre. Et puis la seconde révolution fut l’arrivée des anti-intégrases avec beaucoup moins d’effets indésirables.
Les premières trithérapies ont causé des effets indésirables comme la lipodystrophie et l’effet « joues creuses ». En tant que clinicienne, comment avez-vous accompagné le difficile équilibre entre l’efficacité des traitements et les effets indésirables ?
On était malheureux, mais on n’avait pas le choix. C’était le seul traitement efficace. Quand les patients étaient en stade sida, la question ne se posait pas, il fallait les sauver. Mais ensuite, quand les antiprotéases sont arrivées en plus grande quantité, on s’est parfois senti coupable de les avoir prescrits à des patients qui avaient des CD4 stables à cause des diarrhées ou de la lipodystrophie. Ces effets indésirables, nous les avons découverts en même temps que nos patients. La communauté médicale, scientifique et associative était soudée pour y faire face. Heureusement, très rapidement on a répondu par la recherche et on a proposé le New Fill pour le visage, puis de nouvelles molécules avec moins d’effets indésirables.
Comment avez-vous vécu l’arrivée du Tasp en 2008 ? La France a-t-elle était trop prudente pour diffuser le message I = I ?
Je dois avouer que l’avis Suisse a eu un accueil mitigé. Depuis les années 80, on avait martelé auprès de nos patients que seul le préservatif protégeait du VIH, c’était déstabilisant à la fois pour les soignants, mais aussi pour certains patients qui refusaient d’y croire. Et puis, il y avait un manque de données scientifiques au départ ; et du coup : une certaine forme de prudence. Ce qui a vraiment fait bouger les lignes, ce sont les résultats de l’étude HPTN 052. À partir de ce moment-là, j’ai demandé à mon équipe d’avoir un discours clair sur l’efficacité du traitement comme prévention même si, au final, c’est à la personne de décider si oui ou non elle conserve le préservatif ; chacun fait comme il veut et comme il peut. Certains patients avaient encore une peur maladive de transmettre le VIH. On a beaucoup parlé de ces personnes séropositives qui voudraient contaminer d’autres personnes par vengeance, mais cela relève plus d’une légende urbaine que de la réalité. Avec le temps, le message a fait son chemin et notamment auprès de mes patientes africaines qui ont compris que bien prendre leur traitement leur permettrait d’avoir des enfants sans risque de transmission de la mère à l’enfant. Malheureusement, le message n’est pas du tout connu dans la population générale. Je pense qu’il faudrait l’intégrer dès le collège dans le cadre de l’éducation à la santé sexuelle.
Les experts-es estiment que d’ici 2030, il y aura 17 000 personnes vivant avec le VIH de plus de 75 ans en France », quels sont les enjeux pour que ces personnes vieillissent le mieux possible ?
Le Rapport Morlat a bien mis l’accent sur l’importance de la prise en charge globale des personnes vivant avec le VIH et notamment les bilans annuels et le suivi des comorbidités. J’ai animé plusieurs ateliers chez Actions Traitements sur l’importance de la santé individuelle. D’ailleurs, une étude suisse récente avait montré que les gays séropositifs CSP+ [catégories socio-professionnelles les plus favorisées, ndlr] avaient un suivi en santé globale si efficace qu’ils avaient une espérance de vie rejoignant celle des gays séronégatifs. Bien sûr, on ne peut pas généraliser à toutes les personnes séropositives, il y a des facteurs de genre, d’ancienneté de traitements ou encore d’origine sociale et ethnique qui comptent. Pour en revenir aux personnes qui vieillissent avec le VIH, je pense qu’il y a un gros travail de formation à faire dans les Ephad où la peur et la méconnaissance du VIH sont encore très présentes. De façon plus générale, je suis toujours choquée qu’en 2021 le Tasp ne soit toujours pas connu de certains médecins ou dentistes. Il y a aussi quelque chose qui me met en colère, c’est la question : « Comment avez-vous contracté le VIH » qui est encore trop souvent posée aux personnes séropositives par certains soignants. Cette question intrusive n’a aucun intérêt, on s’en fout !
L’allègement thérapeutique et le traitement « à la carte » sont des enjeux majeurs, comment avez-vous abordé ces questions avec vos patients-es ?
Mon service a participé à l’essai Quatuor (1) donc le sujet est venu naturellement. Il a fallu expliquer aussi à ceux qui voulaient y participer, mais qui n’étaient pas dans les critères d’inclusion. Comme d’habitude avec le VIH, tout s’est fait dans le dialogue médecin-patient et en lien avec la recherche clinique. On apprend ensemble et on avance ensemble. Il faut faire attention aussi à ne pas forcer la main à certains patients qui sont installés dans une routine thérapeutique depuis des années qui fonctionne bien et pour lesquels l’allègement thérapeutique pourrait être source de stress et d’angoisse. Certains de mes patients ont accepté presque pour me faire plaisir mais se sont retrouvés paniqués à l’idée de voir leur charge virale remonter. Le dialogue et la pédagogie sont essentiels dans l’allègement thérapeutique.
Que reste-t-il à trouver en matière d’accès aux traitements, de nouvelles classes de molécules, de progrès dans la prise en charge pour les années à venir ?
La prochaine révolution, ce sont les traitements injectables tous les deux mois qui vont arriver à la fin de l’année en France, mais, là encore, pas pour tout le monde. De nouvelles classes de molécules sont en cours d’études. Il y a aussi des essais d’immunothérapie avec les anticorps neutralisants. Et puis la recherche dans le cancer est en train de faire des progrès formidables et je pense que cela va bénéficier à la recherche VIH. Citons également Trogarzo (ibalizumab) qui fait des miracles chez les personnes qui ont développé des VIH multi-résistants. Aujourd’hui, il y a une solution thérapeutique pour tous et aucune raison de voir des personnes décéder en stade sida en France. Dans mon service, les décès liés au sida étaient très rares, peut-être un tous les deux ans. Des personnes très isolées avec des problèmes d’addiction et/ou de santé mentale. C’était d’ailleurs très difficile à vivre en tant que soignant, ça nous renvoyait aux années les plus dures de l’épidémie.
En quoi votre expérience dans la lutte contre le sida a fait de vous une soignante différente ?
J’aurais dû faire carrière dans la cardiologie et puis je me suis retrouvée au cœur de cette épidémie avec ce virus inconnu. J’ai rencontré des personnes formidables qui m’ont complètement changée professionnellement et humainement. J’étais une petite « bourgeoise de province » et je me suis retrouvée à soigner des populations dont je ne connaissais rien, des homosexuels, des migrants, des toxicomanes, etc. Je me souviens de ma toute première annonce de séropositivité. Le patient est revenu une semaine après en me disant : « Vous m’avez annoncé ça comme une patate, mais vous étiez tellement charmante, tellement adorable que je suis revenu ». Je n’avais pas su trouver les bons mots la première fois, mais avec le temps je suis devenue dans le service LA référence de l’annonce des mauvaises nouvelles. J’ai appris grâce aux retours de mes patients, mais aussi grâce aux groupes de paroles pour soignants notamment avec une psychanalyste brillante qui m’a appris à gérer mes émotions et mes frustrations et appris à me taire pour laisser le patient entendre les mauvaises nouvelles. Le fait de me retrouver confrontée aux décès de personnes jeunes, parfois de mon âge, les premières années a également profondément changé mon rapport à la vie, mon rapport à mon entourage jusqu’à l’éducation de mes enfants. Je me souviens de cette maman toxicomane qui avait mon âge et que j’ai accompagnée jusqu’à la fin. Ce sont des moments de vie très marquants. La lutte contre le sida a tout changé dans ma vie.
Propos recueillis par Fred Lebreton
(1) : L’essai ANRS Quatuor a montré l’efficacité d’une stratégie d’allègement thérapeutique d’une trithérapie prise quatre jours consécutifs par semaine en comparaison avec une prise classique sept jours par semaine.
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