Source : NouvelObs.com
En France, 7.000 personnes, essentiellement des hommes gays ou bi, prennent ce traitement qui les protège du VIH, une révolution dans leur vie amoureuse et sexuelle.
Tous les jours à 9 heures, une sonnerie retentit sur le portable de Julien : c’est l’heure pour lui d’avaler son comprimé de Truvada (1), une combinaison d’antirétroviraux. Ce vendeur dans un magasin de déco de 37 ans est en parfaite santé. Gay et célibataire, le jeune Parisien est sous « Prep » (contraction de « prophylaxie pré-exposition« ) depuis dix mois.
Comme 7.000 autres personnes en France, Julien prend ce traitement préventif qui l’empêche d’être infecté par le VIH. C’est simple, en le suivant à la lettre, Julien n’a quasiment aucun risque d’attraper le redoutable virus lors de rapports non protégés ! Un renversement total dans la prise en charge de l’épidémie. Le jeune homme aux yeux clairs et à la barbe soignée, militant pour l’association Aides, raconte :
« Je me suis mis à la Prep à cause d’accidents de capote. Il m’est arrivé plusieurs fois de ne pas mettre de préservatifs, les soirs où j’étais sexuellement hyperactif par exemple. J’en avais marre d’avoir ma carte de membre à Saint-Louis [hôpital de la capitale, NDLR]. La Prep permet de se libérer la tête. C’est un peu comme la pilule contraceptive. »
L’enjeu est de taille. Grâce aux trithérapies, le sida tue bien moins que dans les décennies 1980-1990, mais rien qu’en France, on compte toujours plus de 6.000 nouvelles contaminations chaque année, un chiffre inchangé depuis des lustres.
19 fois plus de risques d’être contaminés
A tel point qu’il y a quatre ans, l’Organisation mondiale de la Santé lançait un cri d’alarme. Le relâchement dans l’usage du préservatif est tel que le taux d’infection explose dans certains groupes. Parmi les plus à risque, il y a notamment les hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes, les « HSH », terme désormais consacré dans le jargon médical. Ceux-ci ont 19 fois plus de risques d’être contaminés que le reste de la population.
Alors, sur la foi de travaux encourageants, l’instance sanitaire a recommandé quelque chose d’un peu fou : prescrire, à titre préventif, des antirétroviraux. Jusqu’ici, seuls les séropositifs prenaient ces médicaments de référence, pour maîtriser leur charge virale. Les Etats-Unis ont sauté le pas les premiers. La France a ensuite ouvert la voie en Europe, après le succès de l’essai Ipergay (lire ci-dessous).
Julien, dont le témoignage est disponible en intégralité ici, a suivi de près ces recherches. « Je suis de la génération capote, j’avais peur du décalage. J’ai attendu les résultats d’Ipergay pour m’y mettre. » Sa vie amoureuse et sexuelle en a été chamboulée.
« La Prep change complètement la donne. On revient aux années pré-sida, tout en sachant que ça existe toujours. Sans préservatif, les sensations ne sont pas les mêmes. Du coup, cela modifie les relations. Mes partenaires deviennent plus réguliers car ça se passe bien au lit. »
Et qu’importe s’il doit se rendre à une visite médicale obligatoire tous les trois mois.
« Bouffeur de sperme »
Après des années de matraquage autour de la capote, comment en est-on arrivé là, conseiller un traitement très coûteux – 400 euros la boîte de 30 comprimés, mais il y a des génériques – alors que le préservatif existe ? A préférer la baise sous médocs plutôt qu’avec capote ? Pour ceux qui ont connu l’époque où un préservatif géant était déroulé sur l’obélisque de la Concorde, le changement de paradigme est parfois rude à encaisser.
Julien raconte :
« Mes copains séropo m’engueulaient au début, ils disaient que la Prep c’était la porte ouverte à tout. Ils commencent tout juste à l’accepter. L’image négative du bareback [les rapports non protégés, NDLR] dans les années 1980 a laissé des traces. Quand j’ai annoncé que j’allais prendre la Prep, on m’a dit que j’étais une salope, un bouffeur de sperme. »
Antoine, 41 ans, prof d’anglais, s’est vu proposer la Prep au centre de dépistage du Figuier, à Paris.
« J’avais eu ces derniers mois plus de 20 partenaires. J’utilisais des préservatifs, mais il arrivait qu’ils craquent. Et je n’en mettais pas toujours avec ceux en qui j’avais confiance, je me contentais de leur demander leur dernier test HIV. Au Figuier, ils ont trouvé que j’avais un bon profil pour la Prep.
Avant, je vivais toujours avec une épée de Damoclès. En cas de doute après un rapport non protégé, je prenais le traitement post-exposition, mais il est très lourd, avec beaucoup d’effets secondaires. C’est hallucinant d’avoir trouvé quelque chose d’aussi efficace que la Prep. C’est révolutionnaire. Si ça se trouve, les générations futures ne connaîtront même pas le sida. Le Truvada est de plus en plus naturellement abordé dans les rencontres. »
« Ils ont déjà enlevé le préservatif ! »
Lorsqu’on remplit son profil sur les applis de rencontre gays type Hornet, on peut même cocher la case « sous Prep ». « Quand on lit « sous Prep » sur un profil, c’est souvent l’équivalent de « bareback« , soit « rapport sans préservatif », décrypte Julien. Mais contrairement à la capote, la Prep est un bouclier invisible. Et comme rien ne garantit que la personne soit vraiment sous Truvada, il faut une sacrée dose de confiance – ou d’inconscience – pour accepter un rapport non protégé.
Gilles Pialoux, co-responsable de l’essai Ipergay et chef du service des maladies infectieuses et tropicales à l’hôpital Tenon, dans le 20e arrondissement de Paris, assure une consultation Prep. Un petit autocollant Aides est collé près de la porte de son bureau : on y voit un emballage de préservatif à demi-ouvert d’où sort un comprimé bleu de Truvada. Légende : « Je marche, la Prep aussi. » Le type de message qui a mis le feu aux poudres chez les opposants, persuadés que la Prep est le bazooka qui va achever le préservatif.
Gilles Pialoux s’étrangle devant ce faux débat :
« Sur les 500 ‘prepeurs’ suivis ici à Tenon, 75% ne mettaient pas de préservatif avant d’arriver. On ne leur dit pas : ‘tenez, prenez du Truvada, vous enlèverez le préservatif’. Ils l’ont déjà enlevé !' »
Pour autant, pas question de ne parler que Prep lors des consultations :
« Ce n’est qu’une partie de la solution. Cet outil incroyablement efficace s’ajoute au préservatif et au dépistage. »
« Il n’y en a que pour la Prep ! »
Son confrère Eric Caumes, chef du service des maladies infectieuses à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris, l’un des anti-Prep les plus remontés, reste sourd à ces arguments :
« Je suis effaré qu’on ne parle plus du tout du préservatif. Il n’y en a que pour la Prep ! Il faut revenir au b.a-ba, de la prévention, le ‘Safer sex’ grâce au préservatif. »
Sans doute un vœu d’un autre temps. Certes, il n’y a pas eu de vraie campagne percutante autour du préservatif depuis bien longtemps, mais comment forcer les gens à se protéger, à chaque rapport ?
« Quelle que soit la population, il est illusoire de penser qu’on pourra mettre le préservatif toute sa vie : il y a la lassitude, les dysfonctionnements érectiles, la difficulté à l’imposer à l’autre… », constate Aurélien Beaucamp, le président de l’association Aides. « Mes sex-friends les plus jeunes ne supportent pas la capote. Pour eux, c’est rédhibitoire », confirme Antoine.
Des IST sans symptômes
Autre argument brandi par Eric Caumes : la Prep va faire exploser les autres infections sexuellement transmissibles, puisque les gens ne se protègent plus.
Sauf que syphilis, gonorrhée et chlamydia n’ont pas attendu la Prep pour se répandre à foison ! Depuis le début des années 2000, la courbe de ces maladies qu’on croyait disparues grimpe en flèche. Et justement, en imposant un suivi régulier à ses utilisateurs, la Prep permet de repérer et de soigner ces infections à des stades précoces, enrayant de fait leur propagation. Gilles Pialoux explique :
« 80% des IST dépistées lors de ces consultations n’ont pas de symptômes, par exemple la gonorrhée, qu’on trouve parfois dans la gorge. Ainsi, on va pouvoir traiter immédiatement. Quand on sait que les IST augmentent le risque d’attraper le VIH, on freine également la propagation du virus par ce biais-là. »
Lorsque le sida est apparu, on a longtemps espéré qu’un vaccin miracle viendrait mettre un terme à l’hécatombe. C’était sans compter sur la complexité du VIH. La fin de l’épidémie passera sans doute par la Prep, mais pas seulement. En attendant, la faucheuse qui figurait sur l’une des affiches d’Aides se tient toujours plus à distance.
(1) Laboratoire Gilead
– En France, l’essai Ipergay lancé en 2012 (2) a été décisif. Très vite, l’étude menée en double aveugle (Truvada contre placebo) sur 414 hommes gay ou bi ayant déclaré une prise de risque a montré une efficacité de 86%. Dans sa deuxième phase, tous les participants ont pris le médicament et seule une personne a été contaminée – elle avait en fait arrêté la Prep. Cet été, l’étude Prévenir (3) est venue enfoncer le clou : en douze mois, pas un des 1625 volontaires sous Truvada n’a attrapé le VIH.
– La Prep est prescrite à l’hôpital et dans les centres de dépistage. Cerise sur le gâteau : le traitement est remboursé à 100%, pour tous. Deux options s’offrent aux patients. Ils peuvent soit prendre le médicament à la demande, au moment des rapports sexuels, ou en continu.
Tous doivent se rendre à une visite médicale tous les trois mois pour se soumettre au dépistage du VIH et d’autres infections sexuellement transmissibles. L’occasion aussi de repérer d’éventuels effets secondaires causés par le Truvada, même si ceux-ci sont bien maîtrisés.
– Les hommes gay ou bi constituent l’écrasante majorité des « prepeurs », on compte seulement 1% de femmes parmi eux. « Pas grand monde ne connaît la Prep, regrette Aurélien Beaucamp, président d’Aides. On veut l’ouvrir à un public plus large. » D’où la dernière campagne d’Aides. Dans le métro parisien, des affiches mettent notamment en scène un homme et une femme d’origine subsaharienne, une catégorie de la population très exposée au VIH.
(2) « Intervention préventive de l’exposition aux risques avec et pour les gays », dirigée par l’Agence nationale de recherche sur le sida.
(3) Agence nationale de recherche sur le sida