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«Tout ce que nous avons appris du sida est effacé, on gère cette épidémie comme si c’était la première»

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Source : LIBERATION

Christian Lehmann est écrivain et médecin dans les Yvelines. Pour «Libération», il tient la chronique d’une société suspendue à l’évolution du coronavirus. Aujourd’hui, il donne la parole à l’activiste du sida Fred Bladou.

J’ai rencontré Fred Bladou dans une autre vie, en 2007, quand je militais au côté d’Act Up contre les franchises qu’imposait Nicolas Sarkozy pour défaire la prise en charge solidaire des soins. Jeune médecin en loden, bon client pour les journaux télévisés, j’ai été adopté par cette troupe courageuse. Ces «usual suspects» n’hésitaient pas à zapper les meetings de Sarkozy, à asperger de faux sang l’entrée du ministère de la Santé. Ils poursuivaient dans les allées de Solidays Roselyne Bachelot, alors ministre de la Santé, qui réformait l’hôpital public et mettait en place la tarification à l’activité et des économies drastiques qui ont fait le lit de la situation actuelle. Nous avons perdu. Les malades ont payé dans leur chair. Parce qu’il n’y avait déjà pas d’argent magique, et que piquer de la petite monnaie dans la poche des cancéreux et des séropos était mieux vu que de taxer les stock-options, comme l’avait alors proposé Philippe Seguin, qui n’était pourtant pas exactement le sous-commandant Marcos. Toujours militant, toujours en colère, toujours activiste du sida, Fred Bladou aborde le Covid avec en mémoire la lutte contre cette autre pandémie :

«On n’allait pas y échapper et très franchement, je ne voyais aucune alternative au confinement, face aux chiffres catastrophiques enregistrés ces derniers jours. Je vais me plier aux injonctions, aux mesures coercitives, liberticides, à contrecœur. Je vais également me passer, bien volontiers, des leçons de morale de quelques adeptes du catastrophisme au rabais. Je les connais depuis si longtemps sur d’autres sujets – les drogues , le sida, la prep… – que je ne prête aucune attention à leurs discours.

«Délires mégalomanes de certains médecins»

«Mais je suis assailli de questions existentielles… Vais-je devoir écrire sur l’attestation infantilisante que je sors à moins d’un kilomètre acheter de la bouffe séparatiste et communautariste au rayon halal ou cacher de l’hyper ? Ces sujets semblaient si essentiels pour le gouvernement alors que l’épidémie explosait. Je suis autoconfiné depuis des mois : plus de rapports sexuels, de participation à des manifestations publiques, télétravail permanent, réduction drastique des interactions sociales (hors cercle amical très proche), limitation des déplacements, plus de théâtre, de cinéma ou de spectacles. Je les respecte ces putains de règles pour éviter de m’infecter ou d’infecter mes voisines octogénaires. Je les respecte tellement que ma vie se borne à travailler, que tout ce qui me procurait du plaisir est proscrit. Je les subis doublement parce que je vis avec le VIH et une invalidité et que, potentiellement, je serais à risques. « A risques » comme beaucoup, les obèses, les asthmatiques, les diabétiques, les vieux… toutes ces personnes que l’on a poussées à l’isolement sans rien faire pour les protéger et réduire l’angoisse qu’elles vivent depuis le mois de février.

«Nous subissons l’incapacité des pouvoirs publics à nous protéger, les délires mégalomanes de certains médecins qui veulent leur quart d’heure de gloire télévisuel, leurs publications et leurs financements. Nous gérons entre mensonges de l’Etat, approximations scientifiques et brimades infondées. Nous gérons et nous subissons.

«C’est le pouvoir des politiques et des sociétés savantes contre le peuple. C’est l’hôpital public, ses soignants précaires et les malades, les familles des malades, les plus pauvres, les travailleurs sans télétravail qui trinquent. Ce sont les médecins et les personnels en ville qui ont été abandonnés littéralement pendant la première vague. Ils se sont débrouillés avec les moyens du bord, sans masque, sans soutien. Certains en ont fait les frais et ont payé très cher le respect du serment d’Hippocrate. Rien à ma connaissance n’a été amélioré pour aucun d’entre eux depuis la première vague.

«Je suis en colère. Terriblement»

«Le peuple subit une stratégie de santé à la petite semaine, sans jamais être consulté. On l’enferme, on le pénalise, on lui dresse des procès-verbaux parce qu’il n’est pas sage, qu’il se promène dans les bois ou sur la plage. Les délateurs affichent ces citoyens irresponsables sans consentement dans les pages d’une sale presse ou sur les réseaux sociaux, dès qu’il boit une bière sur le bord du canal. On lui interdit d’accompagner ses aînés qui crèvent, seuls, en Ehpad. On lui interdit de se marier ou même d’aller faire l’amour avec un ou une inconnu(e).

«Un contre-pouvoir ? Eh bien non. Certaines associations de défense des usagers du système de santé sont pour le moins complaisantes. D’autres, au contraire, se démènent. Elles doivent être entendues afin que les personnes malades qu’elles représentent voient de réelles améliorations dans leur vie quotidienne. Tout ce que nous avons appris du sida est effacé des stratégies de santé. On gère cette épidémie comme si c’était la première.

«Alors oui, je suis en colère. Terriblement. On perd nos familles, nos libertés, nos emplois pendant que quelques boomers suffisants se tirent la bourre sur les plateaux télé et massacrent notre vie sociale, nos promenades, nos salles de sport, nos dance-floor, nos artistes et nos réunions de famille.

«Les experts de la santé mentale sont ignorés. Rien n’est fait ou même pensé pour réduire les risques psycho-sociaux. Je suis membre du comité scientifique de SOS addictions. Les personnes vulnérables, souffrant d’une pathologie psy ou d’addictions se sont retrouvées en rupture de soins ou de traitement à une période hyper anxiogène, renvoyées à l’isolement et à la détresse. Les professionnels de l’addictologie se sont adaptés en mettant en place des systèmes de prise en charge à distance, en exposant les acteurs de la réduction des risques et de l’auto-support, ne comptant plus leurs heures et sans qu’aucun soutien particulier n’ait été réfléchi par le ministère de la Santé. Nous avons assuré et tenu bon malgré le contexte exceptionnel et inédit, pour protéger nos publics. Depuis le déconfinement, nous gérons des situations de plus en plus complexes et ce second confinement risque de replonger les plus fragiles dans une situation incontrôlable. Nos recommandations sont occultées par les pouvoirs publics. Les usagers de produits psycho-actifs et les personnes en grande fragilité psy n’intéressent pas le gouvernement, dont l’objectif le plus flagrant est d’envoyer les gens travailler coûte que coûte.

«Il faut susciter l’adhésion du plus grand nombre»

«Françoise Barré-Sinoussi et Jean-François Delfraissy ont demandé à de nombreuses reprises la création d’une instance citoyenne composée d’acteurs de la santé, de citoyens, d’associatifs. Ces demandes sont restées vaines. La santé de toute la population ne dépend que de la décision politique sur fond de luttes fratricides entre médecins médiatiques et experts choisis prompts à soutenir un Etat défaillant. L’expérience du sida nous a enseigné que les politiques publiques, la prévention et la prise en charge des personnes vivant avec le VIH se construisent entre médecins, décideurs politiques et représentants associatifs des groupes les plus exposés. Pour qu’une stratégie de santé fonctionne, il faut susciter l’adhésion du plus grand nombre. On construit avec les gens et pas pour les gens.

«Les erreurs du gouvernement ont lâché sur la Toile des milliers de conspirationnistes. Il faut changer de braquet et coconstruire avec le peuple, une stratégie adaptée. Il est temps d’envoyer chier ces quelques mandarins égocentriques qui monopolisent le débat public et les chaînes d’infos pour vendre un traitement inefficace. Il est temps de prendre la place des associations plus préoccupées par leur train de vie et les cocktails ministériels que par notre survie, notre bien-être et notre qualité de vie.

 «Rien n’a été préparé, rien n’a été anticipé. Les masques, les tests, la détresse des soignants, le manque de personnels, les fermetures de lits. Rien n’a changé depuis mars. Le gouvernement a compté sur un essoufflement de la dynamique de l’épidémie et nous en payons les conséquences aujourd’hui, nous, les personnels hospitaliers, les soignants. Le déconfinement est un échec et cette deuxième vague était prévisible.

«Il faut cesser de compter les morts et d’agiter des chiffres alarmistes sans mettre en place une réelle stratégie de santé concertée et innovante, à la hauteur des challenges que nous impose cette nouvelle épidémie. Comme nous l’avions fait au temps d’Act Up-Paris, imposons-nous dans les débats et imposons notre calendrier pour ne plus nous faire enfermer sans bruit.»

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