Source : SERONET
Militant de longue date de la lutte contre le sida, d’abord à Act Up-Paris, puis à AIDES, Vincent Coquelin a travaillé sur la prévention, la recherche et la réduction des risques sexuels. Son parcours de vie avec le VIH et son engagement militant nous ont conduit à lui proposer de revenir sur ces 40 ans de lutte contre le VIH/sida.
Quand on évoque les 40 ans d’histoire du VIH, quels sont les premières images et souvenirs qui te viennent ?
Vincent Coquelin : Mon premier souvenir, c’est le début de ma sexualité. Un journal qui, je crois, s’appelait Photos avait publié un reportage sur des malades du sida aux États-Unis. Je vivais dans la campagne pas très loin de Paris, mais dans la campagne tout de même, et pas du tout dans le milieu homo. Du coup, je découvrais ces images de malades du sida en phase terminale, alors qu’il n’y avait pas vraiment de prévention chez nous. C’était en 1984. Je me suis dit en voyant ces images : c’est horrible ce qui se passe là-bas, sans jamais imaginer que cela arriverait en France. Je me rappelle que Gai Pied, qui devait être l’unique journal gay d’information de l’époque, commençait à aborder un peu le sujet. J’étais naïf dans mes premières relations sexuelles, mais je pense qu’on l’est à toutes les époques face aux choses nouvelles qu’on découvre. Aujourd’hui, on utilise beaucoup le mot clean. On demande : « Est-ce que tu es clean ? ». Je l’ai souvent dit. J’avais très, très peu de partenaires à cette période. Du coup, je faisais confiance aux garçons que je rencontrais. Ma première image, c’est ça.
Et puis j’ai rencontré mon compagnon. Nous nous sommes faits confiance. Moi, j’étais fidèle ; lui, je ne sais pas. Nous avons vécu six ans ensemble. La cinquième année, mon médecin de famille me fait faire une série de tests, dont un test Elisa, dont il ne me parle pas. Je ne le revois que six mois plus tard en consultation parce que j’ai une grippe. Il me dit : « Vous saviez que vous étiez séropositif ? » Et là, je crois que le monde s’est écroulé. Ce n’est pas tant pour moi, mais parce que je comprenais les raisons pour lesquelles mon compagnon n’arrêtait pas de tousser depuis plusieurs mois. Soit, il le savait, et n’avait pas voulu ou pu le dire. Soit, il ne savait pas qu’il était atteint. Cela a duré deux ans, puis mon compagnon est mort. Mon souvenir, c’est tout le vécu de l’époque. Il n’y avait pas le 100 % à ce moment-là. Tu étais obligé de payer toi-même tes tubulures pour les soins quand tu étais suivi à domicile. C’était vraiment une période difficile, tu ne savais pas trop à qui en parler. C’est vraiment au dernier moment que je me suis effondré chez mes parents quand je leur ai dit : « Alain a le sida. Et je pense qu’il n’en a plus pour très longtemps ». Tout le monde semblait déjà être au courant, mais personne n’avait osé aborder le sujet.
Nous sommes partis dans le sud de la France chez son frère. Je pensais qu’il allait pouvoir remonter sur Paris ; en fait, non. Nous sommes restés quatre mois là-bas et je l’ai accompagné, au jour le jour, à l’hôpital, il est mort dans mes bras. Je pense que je ne ferai jamais le deuil parce que je suis encore en colère… même si aujourd’hui je me suis reconstruit et je vis le grand bonheur depuis 25 ans avec celui qui est devenu mon mari, mais je ne veux pas l’emmerder avec ça. Alain était quelqu’un de tellement formidable, tout le monde l’aimait. C’est sa disparition qui m’a amené à militer à Act Up-Paris après ; un peu par hasard d’abord. Mais, j’avais envie de gueuler, d’hurler… J’y ai milité pendant un an et demi à peu près.
Que s’est-il passé à la suite de la disparition d’Alain ?
Au décès d’Alain, j’ai vraiment découvert ma sexualité. Avant quand j’étais en couple avec lui, j’étais dans la fidélité complète : le prince charmant et la vie merveilleuse… Après, quand il est décédé, je me suis dit : « Moi, je vais mourir. Dans a priori trois ou quatre ans, ce sera mon tour. Donc, il faut que j’aille au bout de mes envies et de mes fantasmes ». Comme j’étais au chômage à cette époque, j’ai passé mes nuits sur des lieux de sexe. C’est pour cela que je connais aussi bien les lieux de drague. Quand, comme moi, tu habites dans la campagne dans les Yvelines, le seul truc que tu avais pour vivre ta vie gay, ce sont les lieux de drague extérieurs. Ma vie, c’était : je milite à Act Up en journée et je passe mes nuits sur des lieux de drague. Je faisais des choses que je trouvais choquantes avant. Je me souviens d’une interview à la télé d’un mec qui disait se taper 2 000 à 3 000 mecs par an ; moi aussi, je devais être dans les 2 000. Ce n’était pas glauque pour autant. C’était de vrais moments de plaisir.
Comment t’es-tu intéressé à la prévention ?
Moi, je baisais beaucoup sans capote. Dans les discussions sur les lieux de drague, je me suis rendu compte que beaucoup des mecs qui baisaient sans capote n’étaient pas séropos. Moi qui étais complètement hors milieu, je pensais que ceux qui baisaient sans capote étaient obligatoirement séropos. Je me suis dit : « Ok, Act Up, c’est bien… On y va, on gueule, c’est utile, mais il me manquait quelque chose. J’avais vu des actions de AIDES au Palace [un des hauts lieux gays parisiens des années 80, ndlr] ou sur les plages. Je me suis dit que c’était pas mal, plus proche de ce que je voulais faire… de pouvoir agir concrètement auprès des personnes. Je suis allé voir AIDES à Saint-Germain-en-Laye. J’étais un peu provocateur en leur disant d’entrée que je baisais sans capote et que s’ils ne voulaient pas de moi pour cette raison, j’irais voir ailleurs. Je suis tombé sur la bonne personne. Il n’y a pas eu de jugement. On m’a dit : « Chacun son choix. Tu es le bienvenu ». J’ai commencé mon engagement comme ça. Mon idée, c’était d’abord de témoigner. J’avais tellement souffert de rester dans le placard sur ma sexualité et durant si longtemps, et c’était un tel soulagement d’en être sorti, que je me suis dit qu’il ne fallait pas revivre cela et mourir caché avec ma maladie. Je disais : « J’assume… Je m’en fous. De toute façon, je vais mourir, alors si je peux donner un coup de main avant de mourir, autant y aller. Alors, j’ai fait pas mal de témoignages. Dans les Yvelines, c’était lors de petites conférences, sur des télés locales. À cette époque, il n’y avait pas d’actions de prévention dans les banlieues, pas de prévention gay proprement dite. Ce qui se faisait alors c’était surtout l’aide aux malades. Mon idée et celle d’autres était de développer des actions sur des lieux de rencontres extérieurs, de voir comment se passait la vie gay dans ces coins et de voir ce que nous pourrions proposer ensuite. Je me suis formé dans AIDES. Je suis allé à Paris où il existait le seul groupe qui faisait de la prévention en direction des gays. C’était le groupe Pin’AIDES, avec notamment Jean Le Bitoux, qui était un des fondateurs du journal Gai Pied. C’était formidable. C’est là que j’ai ressenti que j’avais une nouvelle famille. Moi, j’avais ma famille perso qui me soutenait ; mais la famille du sida, c’était autre chose. C’était un endroit où je pouvais me confier, parler de mes craintes, de mes peurs. C’était en 1996. On entendait que les trithérapies commençaient à fonctionner, mais je n’en avais pas la preuve. C’était de la prudence. Je me rappelle de ces annonces avec des titres qui annonçaient régulièrement qu’on avait trouvé le remède miracle. Libération avait dû titrer sur l’AZT comme solution miracle. Du coup, je n’y croyais plus. En 1996, quand on parlait des trithérapies. Je me suis dit que cela allait durer quelques temps, puis plus rien. Par la suite, je me suis rendu compte que cela fonctionnait car j’avais un copain qui a failli mourir à cette période-là. Il n’avait quasiment plus de CD4. Je me disais qu’il n’allait pas passer l’année et avec la trithérapie en six mois, il s’est remis. C’était la preuve pour moi que potentiellement il y avait quelque chose qui pouvait marcher.
Qu’est-ce qui a été une étape marquante pour toi ?
Je me rappelle à cette époque, à partir de 1996, de cette idée dont on parlait : faire le deuil de la maladie ! Comme beaucoup, après mon diagnostic, je me suis endetté. J’ai dépensé tout le pognon que j’avais économisé avant… pour en profiter. Je me suis retrouvé dans une grosse galère financière et je suis reparti de zéro. Comme militant, je suis resté volontaire à Pin’AIDES presque à plein temps car je ne travaillais pas à cette époque. AIDES cherchait quelqu’un pour coordonner un gros dispositif de prévention à Paris à l’occasion de l’EuroPride à Paris [l’événement s’est déroulé en 1997, ndlr]. Il y avait aussi les Eurogames [une version LGBT des JO qui s’est tenu, la même année, ndlr]. J’ai été recruté comme salarié sur ce dispositif temporaire. Parallèlement, le groupe Pin’AIDES avait obtenu des financements pour développer des actions de prévention en banlieue. Il fallait d’abord faire une évaluation de ce qui se passait en banlieue, du côté des gays. Où ils étaient ? Quels étaient les lieux qu’ils fréquentaient ? Quels étaient les besoins en prévention ? Il y avait un poste de libre : un quart de temps en Seine-et-Marne, dont personne ne voulait ; loin de tout. Je dois reconnaître que j’ai eu une difficulté à admettre que je faisais un vrai job. C’était compliqué d’être payé pour faire quelque chose que je faisais déjà comme volontaire… j’ai mis du temps à me dire que c’était un vrai boulot.
Quelles ont été les occasions manquées, les erreurs ?
Je n’avais pas ce sentiment à l’époque, disons dans les années 80. Je l’ai eu après quand je suis arrivé à AIDES. J’étais un fervent admirateur de Mitterrand, puis je me suis rendu compte que la politique de lutte contre le sida des socialistes n’avait pas été à la hauteur. J’aime bien le rappeler… car on pose toujours la question : pourquoi l’épidémie est-elle si forte chez les gays ? Pour le comprendre, il est important de revenir aux années 80, aux décisions de l’époque, à la situation des gays, à celle des personnes usagères de drogues. Il faut toujours revenir à ce qui explique pourquoi ces populations ont été les plus concernées… et le sont encore. Par exemple, ce n’est pas parce que les gays ne font que baiser, mais parce qu’on ne leur a pas donné plus rapidement les outils pour mieux faire face à l’épidémie. C’est ce qui m’a le plus dérangé… que le poids de la religion, de la morale soit tellement important dans les années 80 que nous n’étions pas intéressants politiquement, pour les partis politiques ou les pouvoirs publics. On peut se rappeler de la lenteur pour obtenir une loi autorisant la publicité pour les capotes ou la vente libre des seringues dans les pharmacies.
Y-a-t-il eu des erreurs de la part des militants-es ?
J’étais en colère quand je suis arrivé à AIDES sur le mode : mais pourquoi vous n’avez pas fait de prévention avant ? En réfléchissant, je me suis dit que la priorité était alors d’aider les malades, et je me suis renvoyé la question : et toi, pourquoi n’as-tu rien fait ? Reste que c’était compliqué du côté de AIDES. Dans les années 90, il y avait un groupe, très fort, d’aide aux malades. C’était parfois conflictuel avec celles et ceux qui faisaient de la prévention. Il y avait la crainte que l’on se détourne de l’aide aux malades. Chez certains-es militants-es, on était un peu dans l’idée : « C’est mon malade ! » Je m’en suis rendu compte quand j’ai voulu faire de la prévention dans les Yvelines. AIDES dans les Yvelines avait été créé par Chrétiens et sida avec plutôt des volontaires versaillais. Nous avions organisé un premier apéro gay. Nous avions eu plus de 35 personnes, dans les locaux de AIDES, venues parler de prévention. Cela avait choqué parce que des volontaires expliquaient que nous étions une association de personnes touchées et pas une association de prévention. Ces débats ont duré longtemps, comme ceux sur le périmètre de notre combat. Par exemple, nous avons eu longtemps des discussions en interne pour savoir si la place de AIDES était à la Gay Pride ou pas.
Les années sida puis l’arrivée des trithérapies en 1996 qui ont permis de passer d’une maladie mortelle à une infection chronique, qu’est-ce qui te marque dans cette évolution ?
Si on revient sur les décennies, c’est toujours une course d’obstacles. Nous avons connu la difficulté d’avoir des préservatifs et d’en autoriser la publicité, de pouvoir les mettre à disposition dans les lycées ; la difficulté d’avoir des seringues et d’en autoriser la vente libre ; les attaques contre les personnes qui baisaient sans capotes… seulement les gays… car le fait que certains hétéros fassent la même chose n’était critiqué par personne. Et puis après, c’étaient les difficultés pour faire admettre le dépistage communautaire. Certains nous disaient que ce serait n’importe quoi, que nous n’étions pas des soignants-es, que nous ne pouvions pas faire de tels gestes. Même blocage avec les autotests. Après, c’était sur la Prep que nous avons connu des obstacles… lorsqu’on se faisait traiter de criminels quand nous faisions la promotion de l’essai Ipergay dans le Marais. Et cela au prétexte que nous encouragions les gens à avoir des relations sexuelles sans capotes, etc. Chaque avancée dans la prévention s’est faite en luttant contre des obstacles. C’était parfois le fait du lobbying conduit par des syndicats professionnels (les laboratoires biologiques pour le dépistage), des médecins… mais il y a eu aussi des obstacles de la part des associations. Nous avons tellement vécu, jusque dans les années 2000, sur un discours préventif uniquement axé sur le port du préservatif que cela a construit un discours moraliste sur celles et ceux qui n’en portaient pas. C’est une évidence que dans les années 2000, un certain nombre de personnes et structures ont une responsabilité dans le fait de ne pas avoir développé certaines possibilités de stratégies de réduction des risques. Je me rappelle avoir participé à une affiche en 1997 avec mon mec qui parlait déjà de l’intérêt de la charge virale indétectable. Dans un congrès international, on constatait déjà un an après l’arrivée des trithérapies, l’intérêt de cette charge virale indétectable. En 2002, quand sont arrivés les flyers portés par AIDES Provence sur la réduction des risques sexuels, nous sommes passés d’un discours oral à un discours écrit largement diffusé qui a crispé beaucoup de gens… jusqu’à l’InVS [l’ancêtre de santé publique France, ndlr] qui a été jusqu’à réaliser des cartes pour contrecarrer notre discours de RDR… qui s’est imposé depuis. L’opposition était celle des pouvoirs publics, d’autres associations de lutte contre le sida. Comme s’il y avait eu une peur : s’il n’y a plus la capote, que va-t-il arriver ? Et la capote, c’est facile. C’est plus facile d’aller voir les gens en donnant des capotes qu’en allant les rencontrer pour discuter.
Dans la liste des exemples que tu cites, ce qui frappe, c’est le manque de confiance que semblent avoir ces structures vis-à-vis des personnes… comme si elles étaient incapables de faire les bons choix pour elles-mêmes…
Oui, il y a de ça. On le voit d’ailleurs aujourd’hui encore dans la gestion de l’épidémie de Covid-19 et ce qui s’est passé dans les premiers temps avec les masques, les contraintes, etc. Parfois, je me suis dit : que ce serait-il passé si nous avions eu les réseaux sociaux d’aujourd’hui dans les années 80 ? Quelles contraintes aurions-nous subies ? Est-ce qu’on nous aurait enfermés dans des prisons ? On a bien vu dans les premiers temps de la Covid-19, les réactions stigmatisantes à l’encontre des personnes infectées par le coronavirus et même des soignants qui s’en occupaient. Les obstacles que j’ai évoqués contre la Prep, le Tasp… sont aussi une des conséquences du discours qui a longtemps été dominant en prévention. Un discours construit sur ce qui est bien. Ce qui est bien, c’est se protéger. Et pour eux, il n’y a que la capote qui le permette. Et lorsqu’on commence à aborder autre chose, cela ne paraît pas possible. J’ai vu quand je suis revenu ici [dans un lieu de mobilisation de AIDES en grande banlieue francilienne, ndlr], il y a quatre ans. J’avais l’impression que certains acteurs de santé n’avaient jamais entendu parler du Tasp. Je rencontrais des municipalités, des travailleurs sociaux qui découvraient tout cela. Et quand j’expliquais qu’il s’agissait d’un outil de prévention, on me disait : « Ça, on ne peut pas le dire ! » En plus, je n’avais pas l’autorité d’un médecin, celle que confère la blouse blanche… alors je venais avec des tas de données, de résultats d’études pour appuyer ce que j’expliquais. On connaît le slogan « Information = pouvoir », c’est vrai, mais encore faut-il l’avoir… l’information.
Quel est l’impact de l’objectif d’une fin de l’épidémie en 2030 ?
Un effet positif, cela a créé une dynamique. C’était re-mobilisateur pour les associations, les établissements commerciaux, la communauté gay, mais pas seulement. Un objectif est fixé. On a le sentiment qu’on peut y arriver, parce qu’il semble atteignable. Après, il faut que tout le monde s’y mette. Il faut augmenter le dépistage, mettre toutes les personnes diagnostiquées sous traitements, etc. Cet objectif est atteignable chez nous et dans les pays qui ont largement accès aux médicaments. Mais la fin de l’épidémie en 2030 dans le monde… faut pas rêver !
Comment vois-tu la lutte contre le sida en France ?
Il y a une réflexion à avoir. On entend que comme il y a toujours une épidémie, il faut toujours plus de moyens. Des associations ont peur de devoir se restructurer comme nous le faisons aujourd’hui. C’est-à-dire de devoir fermer des lieux parce qu’effectivement dans la Creuse ou dans la Nièvre l’épidémie n’est plus là et mettre ces moyens en Guyane ou en Île-de-France, par exemple. Ici, on galère pour pouvoir mener des actions. Aujourd’hui, on gère le quotidien. Il y a plein d’endroits où nous pourrions faire des actions vers les publics les plus exposés, les personnes qui sont le plus dans la cible pour faire baisser l’épidémie, mais à trois personnes, qu’est-ce qu’on peut faire de plus, de mieux ? J’ai l’impression qu’on gère l’épidémie. Il nous faut de nouvelles idées. Lorsque AIDES a mis en place le dépistage communautaire, cela a permis de mobiliser de nouveaux volontaires parce que c’était un outil concret, dont on voyait les résultats. Les entretiens avec les personnes, c’est le jour et la nuit, avant et après, la mise en place du dépistage communautaire. Avant les gens nous disaient : « Non ! Moi, je ne prends pas de risque. En revanche, lui, là-bas, il en prend ». Maintenant avec l’offre de dépistage, les gens viennent te voir justement parce qu’ils ont pris un risque. Et du coup, ce que je trouve fabuleux c’est que les gens te font confiance. C’est ce que j’admire le plus dans AIDES… on peut questionner les gens sur leur sexualité, sur leurs modes de consommation, et les gens te font confiance en cinq minutes et ils te racontent leurs vies. En plus, tu peux apporter des éléments d’informations, les accompagner dans leurs pratiques… Pour moi, c’est du luxe parce que nous avons le temps de le faire alors que les soignants n’ont pas le temps de parler de sexualité.
Qu’est-ce que la séropositivité a changé en toi ?
Cela a tout changé. C’est le truc classique, mais la vie est différente. Pendant longtemps, je me suis dit : « Combien de temps, je vais pouvoir vivre comme ça ? » Quand il y a eu la Covid-19, je me suis dit : « Putain, je suis pas mort du sida et si cela se trouve je vais claquer de la Covid ». J’étais angoissé lors du premier confinement. Je flippais à cause de ça. Je me disais tant pis, si cela arrive ! Cela m’a ramené à toutes ces histoires difficiles que j’avais connues avec le VIH. J’ai changé… mais je ne sais pas si c’est le sida ou si c’est AIDES. J’ai assez rarement rencontré des gens dans la population générale qui avaient eu peur quand je leur disais : je suis séropo. Et je l’ai souvent dit parmi mes amis, les gens que je rencontre au quotidien. De mon expérience, les gens n’ont pas peur. Les gens qui ont peur, ce sont surtout des partenaires sexuels… c’est pour cela que tu ne peux pas le dire. C’est embêtant. Ce sont des gens de ma communauté qui sont, pour moi, les plus excluants. Quand je suis arrivé à AIDES, quand j’ai appris qu’on distribuait des seringues, je trouvais cela fou… J’avais plutôt envie que les gens arrêtent de s’injecter. J’ai rencontré une usagère de drogues durant ma formation qui m’a expliqué son histoire ; cela m’a fait réfléchir, puis fait voir les choses différemment. J’ai fait beaucoup de rencontres de ce type : des travailleuses du sexe, des personnes migrantes, etc. Je me rappelle avoir entendu dans un événement de AIDES auquel j’ai participé des gens dire qu’ils voulaient se débarrasser de leur virus. Moi, j’expliquais que je voulais le garder, l’avoir toujours en moi, parce qu’il fait partie de moi. Sans le VIH, je ne sais pas si je serais devenu militant… peut-être dans le combat pour les droits des LGBT… C’est une des choses que j’ai appréciées dans AIDES : que la lutte ne se limite pas au seul VIH, mais à tout ce qui peut toucher à notre vie. Avec d’autres militants, j’ai travaillé sur plein de choses et pas seulement sur la maladie. C’est ce qui m’a plu dans l’association : le fait qu’il y ait plein de combats ! Mais, si je n’avais pas vécu la perte d’un proche et la maladie moi-même, je ne sais pas… J’aurais, peut-être, été un de ces imbéciles qui disent : « T’es clean ? ». Mais, à bien y réfléchir, je ne sais pas comment je réagirais aujourd’hui si j’étais séronégatif !
Propos recueillis par Jean-François Laforgerie