source : agora.fr
Près de quarante ans après l’apparition des premiers malades du virus de l’immunodéficience humaine (VIH) aux États-Unis, une enquête réalisée par « egora-Le Panorama du médecin » fait le point, à l’occasion de la Journée mondiale le 1er décembre, sur la prise en charge des personnes vivant avec le VIH, en particulier par les médecins généralistes.
En 2018, 37,9 millions de personnes vivaient avec le VIH dans le monde, et seules 23,3 millions avaient accès à la thérapie antirétrovirale, révèlent les chiffres de l’Onusida 2019. En France, si le nombre de diagnostics de séropositivité est resté stable depuis 2010, il a baissé, pour la première fois en 2018 (7 % de moins que l’année précédente). Cette année-là, 56 % des personnes qui ont découvert leur séropositivité ont été contaminées après des rapports hétérosexuels, 40 % à la suite de rapports sexuels entre hommes et 2 % par l’utilisation de drogues injectables. Si les hommes ont été majoritairement contaminés après des rapports sexuels entre hommes (51 %), 96 % des femmes l’ont été après des rapports hétérosexuels. Bien hétérogènes sur le territoire, les taux de découverte de séropositivité sont beaucoup plus élevés dans les départements français d’Amérique, notamment en Guyane. En métropole, ce taux est plus élevé en Île-de-France que dans les autres régions(1).
Rappels historiques
> 1980 : les premiers cas d’une nouvelle maladie sont observés à Los Angeles et San Francisco, dans la communauté homosexuelle masculine.
> 3 juillet 1981 : le New York Times évoque cette maladie caractérisée par un effondrement des défenses immunitaires, précisant sa très probable transmission
par voie sexuelle et touchant particulièrement les homosexuels. Un premier cas est signalé en France fin 1981.
> 20 mai 1983 : Luc Montagnier et Françoise Barré-Sinoussi, chercheurs à l’Institut Pasteur, découvrent le virus responsable de cette maladie.
> 1986 : le virus est renommé virus de l’immunodéficience humaine (VIH).
> mars 1987 : la Food and Drug Administration (FDA) valide l’azidothymidine (AZT) comme premier traitement médicamenteux.
> 1996 : arrivée des trithérapies antivirales. Plus d’une vingtaine de molécules sont actuellement disponibles en France. Une classe d’anticorps monoclonaux doit être mise sur le marché prochainement. L’ibalizumab, approuvé par la FDA depuis mars 2018, a obtenu le feu vert de l’Agence européenne du médicament le 26 juillet dernier. Reste à attendre l’autorisation de mise sur le marché (AMM), un espoir pour les patients infectés par une forme multirésistante du VIH ne répondant pas aux traitements oraux actuellement disponibles. En attendant, l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) lui a accordé, le 5 septembre dernier, une autorisation temporaire d’utilisation (ATU) dite « de cohorte ».Savoir s’en protéger
La stratégie de dépistage a fait l’objet de recommandations de la Haute Autorité de santé (HAS) en 2009, réactualisées en mars 2017. La priorité étant de l’accorder aux populations exposées et de renforcer la fréquence du dépistage : tous les 3 mois chez les hommes qui ont des rapports sexuels avec des hommes (HSH) ; tous les ans chez les utilisateurs de drogues par injection et les personnes originaires de zones de forte prévalence, notamment les pays d’Afrique subsaharienne et des Caraïbes.
La HAS propose qu’un test de dépistage soit proposé à l’ensemble de la population générale âgée de 15 à 70 ans « au moins une fois dans la vie » lors d’un recours aux soins, en dehors de toute notion d’exposition à un risque de contamination par le VIH. Ce qui permettrait…
aussi de réduire l’épidémie cachée.
Plusieurs outils sont disponibles :
• le test sanguin en laboratoire (Elisa de 4e génération) : remboursé à 100 % par l’Assurance maladie s’il est réalisé en laboratoire sur prescription médicale, il est gratuit dans les centres gratuits d’information, de dépistage et de diagnostic (CeGIDD) ;
• le test rapide d’orientation diagnostique (Trod) : il peut être proposé gratuitement aux personnes éloignées du système de santé, dans certaines associations de lutte contre le VIH habilitées par les agences régionales de santé (ARS) et les CeGIDD ;
• les autotests de dépistage de l’infection par le VIH (ADVIH) : actuellement, seuls deux autotests disposent d’un marquage CE imposé par la réglementation européenne. Disponibles en pharmacie, ils ne sont pas remboursés par l’Assurance maladie. Certaines associations habilitées par les ARS peuvent, dans certains cas, en remettre gratuitement.
Malgré une hausse continue de l’activité de dépistage, plus d’un quart des découvertes de séropositivité sont trop tardives : 28 % des personnes ont été diagnostiquées en 2017-2018 à un stade avancé de l’infection. De plus, 49 % de ces découvertes concernent des personnes qui déclarent n’avoir jamais été testées auparavant… Quatre centres de santé sexuelle communautaires seront bientôt expérimentés pour permettre le dépistage précoce des patients et de leurs partenaires, suivi d’un traitement rapide.
Bientôt des centres de santé sexuelle communautaires
En application de l’article 51 de la LFSS 2018, le ministère de la Santé et l’Assurance maladie ont lancé un appel à manifestation d’intérêt pour expérimenter, dans des villes à forte prévalence du VIH et des infections sexuellement transmissibles, des centres de santé sexuelle, d’approche communautaire, sur le modèle anglo-saxon. Cette expérimentation doit permettre, en un lieu unique et dans un temps court, de dépister et traiter les personnes les plus exposées. Les quatre villes retenues – Paris, Lyon, Marseille et Montpellier – expérimenteront ces parcours de « test and treat ».Le VIH, une maladie chronique
Les trithérapies ont bouleversé la vie des personnes vivant avec le VIH (PVVIH) dans les pays occidentaux. Néanmoins, les pathologies du vieillissement semblent plus précoces, et certains cancers plus fréquents chez les PVVIH. Beaucoup portent aussi les séquelles des longues périodes sans traitement, des traitements insuffisants et, le cas échéant, des maladies « opportunistes » passées.
Les spécialistes estiment que si l’infection est correctement traitée et gérée assez tôt, elle devient une maladie chronique. Mais les PVVIH ont jusqu’à 5 fois plus de risques de développer d’autres maladies chroniques, des effets indésirables à long terme, une résistance aux médicaments, et d’avoir besoin d’un traitement pour des comorbidités telles que la tuberculose ou l’hépatite C. D’autant qu’elles sont exposées au risque d’interactions médicamenteuses.
« Les médecins libéraux sont des acteurs clés pour inciter leurs patients à se faire dépister : médecins généralistes, spécialistes en dermato-vénérologie, gynécologie, hépatologie, proctologie et cancérologie », précise le rapport Morlat en avril 2018(2).
On distingue trois vagues distinctes de prise en charge :
• les débuts de l’épidémie : Le VIH a déstabilisé le système de santé. L’hôpital, vite débordé, doit solliciter des médecins de ville dont certains étaient formés à la prise en charge des fins de vie à domicile. Le Dr Frédéric Goyet, médecin chargé de projet VIH-IST-hépatites à l’ARS Île-de-France, a connu la situation à Saint-Denis au début des années 1990 : « À l’époque, on faisait des fins de vie à domicile, et il y avait un vrai suivi partagé entre la ville et l’hôpital. » Certains s’y sont engagés avec une ferveur militante, à l’image du Dr Didier Ménard, médecin généraliste à la cité des Francs-Moisins (93), avec une forte proportion de migrants d’origine africaine : « On ne savait pas grand-chose à l’époque. On a été confronté à des patients, notamment ceux appartenant à la communauté homosexuelle, qui connaissaient mieux la maladie que nous. Le patient est très vite devenu un acteur de la tragédie que l’on vivait. À l’époque, nous savions tous que l’annonce de la séropositivité était une condamnation à mort. »
Ce travail en commun, assez inhabituel pour l’époque, donnera naissance aux réseaux VIH ville-hôpital, dont le premier voit le jour en 1985. Craignant un afflux massif de malades à l’hôpital, une mission Sida est créée afin d’accompagner financièrement la création et le développement des réseaux sur le territoire. Leur but : accomplir un travail de soins, d’accompagnement et de formation autour du VIH. Des actions de prévention se mettent en place : distribution de préservatifs, échange de seringues, politique de substitution… La coordination nationale des réseaux est, elle, créée en 1997. « Leur développement a induit, dans le contexte de l’épidémie dramatique des années 80-90, la création d’un petit groupe de généralistes dont la compétence était proche de celle d’attachés hospitaliers de services spécialisés. Qu’ils le veuillent ou non, ils sont devenus, pour une part de leur activité, des sidénologues de ville », se souvient Jean-Pierre Aubert, médecin généraliste et professeur à l’université Paris-Diderot.
• l’arrivée des antirétroviraux et des trithérapies : L’arrivée des premières trithérapies change la donne. Le modèle biomédical a repris ses droits. Pour Didier Ménard, on a retrouvé le schéma classique : une maladie, un diagnostic, un traitement. « Les personnes atteintes posaient des problèmes de traitement, d’infections opportunistes, de résistance virale ; le suivi à l’hôpital dans des centres hyperspécialisés était justifié », affirme le Pr Yazdan Yazdanpanah, infectiologue à l’hôpital Bichat (AP-HP). « Avec les antirétroviraux, très vite, les hospitaliers ont eu moins de choses à faire, et le suivi des patients s’est rééquilibré entre l’hôpital et la ville », explique le Dr Frédéric Goyet.
• la chronicisation : « Les patients ont aujourd’hui des traitements efficaces (90 % des PVVIH ont une charge virale indétectable), explique Yazdan Yazdanpanah. Ce sont surtout des problèmes de comorbidité qui justifient le suivi : problèmes osseux, cardiaques, gynécologiques… Le problème aujourd’hui, ce sont davantage les comorbidités que l’infection elle-même, et ce sont des problématiques que les médecins généralistes connaissent bien. La médecine générale me paraît mieux armée pour les prendre en charge. »
Premiers constats, premiers freins
Si la Société de pathologie infectieuse de langue française et la Société française de lutte contre le sida ont adopté un consensus, formalisé en 2009, sur la prise en charge de l’infection par le VIH en médecine générale et en médecine de ville, leurs recommandations…
sont restées lettre morte… bien qu’un certain nombre ait été repris dans un guide publié en octobre 2018 par la HAS à destination des médecins généralistes.
Jean-Marc Bithoun, administrateur et président honoraire d’Actions Traitements, reconnaît qu’« en majorité, la prise en charge reste aujourd’hui hospitalière. Les infectiologues se trouvent à l’hôpital. Le premier traitement ne peut être délivré qu’à l’hôpital. En début de traitement, il faut un suivi de 1 à 3 mois à l’hôpital pour vérifier la tolérance du traitement, l’absence de toxicité et surveiller à la fois l’immunité (nombre de CD4) et la charge virale. Après, vous pouvez faire renouveler votre traitement par votre médecin généraliste. Beaucoup de patients sont aussi rassurés par l’hôpital (tiers payant, plateau technique). Et il faut savoir qu’à Paris, les restes à charge sont importants, avec les dépassements d’honoraires. Par ailleurs, comme c’est l’équipe qui a fait l’annonce du diagnostic, cela a créé un lien ». Ce que confirme Frédéric Goyet : « Dans la culture de plusieurs populations d’origine africaine, on fonctionne peu avec
le médecin généraliste. L’hôpital est vraiment la référence. »Du côté des infectiologues, les attitudes varient. Si certains voient l’intérêt d’un suivi conjoint avec la médecine de ville, d’autres, devenus médecins traitants, ne veulent pas abandonner leurs patients dont certains sont inclus dans des cohortes d’études et suivis à l’hôpital. Pour le Dr Anne Simon, responsable du CeGIDD de La Pitié-Salpêtrière (AP-HP), « une enquête, un jour donné, a montré que les PPVIH consultaient en moyenne plus de trois fois par mois et qu’il s’agissait souvent de consultations hospitalières ».
Un point de vue partagé par le Dr Xavier Copin, médecin généraliste à Paris : « Les hospitaliers se sont réaccaparé le suivi de patients chroniques qui, quand tout va bien, ne sont vus que deux fois par an (90 % des patients). Le seul souci, c’est l’observance qui ne devrait plus poser de problème aujourd’hui avec la simplification des traitements et des effets secondaires nettement moins importants qu’avant. Ils pourraient donc être suivis en ville mais il faut être au fait des nouvelles molécules. Pour les patients multirésistants (8 %), l’hôpital a toute sa pertinence. »
Le désengagement de la médecine de ville
Comme dans les autres pathologies chroniques, le virage ambulatoire se heurte à la désertification médicale et à la difficulté à trouver un médecin traitant. Et la charge de travail des médecins généralistes ne facilite pas les choses. « Le médecin hospitalier me garde quarante-cinq minutes alors qu’un médecin de ville ne peut pas le faire », explique un patient. L’obstacle premier vient surtout des jeunes généralistes : la maladie, bien que banalisée, suscite toujours une part de crainte, compte tenu des représentations qui y sont encore attachées. Ils hésitent aussi à s’investir en termes de formation vu le faible nombre de PPVIH dans une patientèle. « Beaucoup refusent de prendre en charge des patients VIH par peur de l’inconnu ou des interactions médicamenteuses. La peur de prendre en charge quelque chose qu’ils ne connaissent pas ou peu », explique le Dr Jean-Paul Vincensini, médecin généraliste à la MSP du Chemin Vert, à Paris. « J’ai l’impression que les médecins généralistes ont peur du VIH, parce que c’est une pathologie encore relativement nouvelle et qu’ils s’estiment insuffisamment formés », renchérit Yazdan Yazdanpanah.
Beaucoup sont en effet peu formés à cette prise en charge. « Certains ne savent pas ce qu’est la prophylaxie préexposition (PrEP). D’autres ne savent pas que, quand on est indétectable sous traitement, on ne contamine plus. Il y a toujours des malades graves en raison de découvertes tardives. Les jeunes médecins sont un peu désemparés », précise le Dr Patrick Philibert, médecin généraliste à Marseille. D’autant que les anciens réseaux VIH ville-hôpital, qui ont beaucoup fait en termes de formation, ont périclité… Appelés à disparaître, ils devraient, à terme, être absorbés dans les futures plateformes territoriales d’appui (PTA).
Seuls les comités de coordination régionale de la lutte contre le virus de l’immunodéficience humaine (Corevih), créés en 2008, continuent à entretenir la flamme de la coordination ville-hôpital. Là aussi, les médecins de ville sont peu impliqués, surtout les jeunes générations. « En région Paca, on a formé des médecins généralistes à travers un DESC d’infectiologie, ils ont toujours des vacations à l’hôpital. À Nice, on a trois pôles de médecine générale (une maison de santé et deux cabinets de groupe) qui travaillent en lien étroit avec le service d’infectiologie en partageant le même système d’information », explique le Dr Pascal Pugliese, médecin au CHU de Nice.
Et hormis quelques cabinets médicaux qui ont développé une clientèle homosexuelle (centre de Paris) ou africaine (Paris XVIIe), la majorité des médecins généralistes ne comptent que deux ou trois PVVIH dans leur patientèle, précise Frédéric Goyet. Avec 150 à 200 PVVIH et une patientèle essentiellement gay, le Dr Xavier Copin, médecin généraliste à Paris, fait figure d’exception. Mais il regrette de perdre ses patients car « n’étant plus hospitalier, j’ai l’obligation…
de les envoyer à l’hôpital une fois par an ou pour un changement de traitement, et je ne les revois plus. Je suis perçu comme un ‘petit médecin de ville’ même par les jeunes internes ».
Vers une prise en charge partagée ?
Sauf que les choses doivent changer. « L’hôpital est de moins en moins capable de répondre à la demande en matière d’organisation et d’effectifs. Les médecins investis arrivent aujourd’hui à la retraite. Les jeunes ne s’y intéressent pas. Il faut trouver des solutions à cette équation », renchérit Jean-Paul Vincensini.
L’association Aides plaide, pour sa part, pour un modèle diversifié adapté aux réalités de terrain et aux aspirations des patients. Et souhaite une plus forte implication de la médecine de ville quand l’état du patient le permet. « Si l’on veut suivre la pathologie avec des patients qui vont mieux, avec une immunité la plupart du temps normale et une charge virale indétectable, la médecine de premier recours a toute sa place dans un suivi coordonné du patient », affirme Pascal Pugliese.
« Quand le patient est stabilisé avec une charge virale indétectable et un niveau de CD4 satisfaisant, on peut le ‘lâcher’, mais il faut responsabiliser le médecin : lui envoyer un mot et lui donner autre chose à faire que le renouvellement de l’ordonnance. On a une expérience de mise en commun de documents avec le Pôle de santé 13 et la plateforme de partage et de services de l’ARS Terr-eSanté », poursuit Anne Simon. « Aller à l’hôpital tous les six mois, cela peut être contraignant, et les patients préfèrent avoir un suivi plus léger en ville, si la maladie est devenue plus stable », affirment les Drs Éléonore Bernard et Lucie Campagné, à l’origine de VIHClic.
En revanche, les jeunes généralistes exerçant en structure d’exercice coordonnée expriment un intérêt pour la prise en charge en ville : « Il faut prendre le virage ambulatoire et bien identifier ces patients. Cela peut se faire dans le cadre d’une interaction ville-hôpital comme d’autres spécialités l’ont fait, par exemple pour le diabète », précise Yazdan Yazdanpanah.
Une chose est sûre : le défi majeur des années à venir dans la prise en charge du VIH résidera dans la construction de parcours partagés entre la ville et l’hôpital. Ce que la Cour des comptes appelle d’ailleurs de ses vœux dans son rapport de juin dernier sur la prévention et la prise en charge du VIH. D’ailleurs, note l’instance, une majoration de 30 euros (pour les médecins généralistes de secteur 1 ou adhérant à des options de maîtrise tarifaire) a été mise en place pour la consultation initiale d’information et d’organisation de la prise en charge en cas d’infection par le VIH.